ON FAIT QUOI?
L’EAU EST DÉJÀ RENVERSÉE

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06.13.2023

“Que de temps perdu! Que de vies brisées! Tous ces jeunes obligés de fuir leurs pays et d'aller se noyer par milliers au milieu de nulle part, paient pour les erreurs d'appréciation et les solutions erronées de nos maîtres à penser.” 

Aminata Dramane Traoré

Il semble que la résilience ait  le vent en poupe et ne fait que gagner en popularité. On l’évoque dans quasiment tous les secteurs –le médical, le juridique, le politique, l’écologique, l’éducatif, sans oublier celui du travail et de la justice sociale. Lors d’une récente recherche en ligne, quelques titres de publications ont attiré mon attention: Femme, précarités, résilience, Renforcer la Résilience au Sahel, La COVID-19, révélateur de l’incroyable résilience des femmes africaines, Le pouvoir de la résilience, de l’innovation et de l’espoir, La société civile est un élément clé de la résilience au changement climatique, et j’en passe. Au quotidien, au niveau individuel, force est de constater que certain.es revendiquent leur résilience avec fierté. Dans ce contexte actuel de crise planétaire, cet engouement pour la résilience ne devrait-il pourtant pas inciter à la méfiance ou du moins à un questionnement? Je me demande, combien d’entre vous, comme moi, se sentent interpellé.es par cette montée de ce phénomène social qu’est la résilience? Si oui, qu’est-ce qui vous interpelle? En ce qui me concerne, quand j’analyse les situations où ce mot “résilience” est évoqué, je me demande quelle est donc cette notion du concept de la résilience qui gagne en popularité et pourquoi. 

Lors d’une conversation avec l’un de mes frères (un père de famille de quatre enfants), à Bobo Dioulasso, (la deuxième grande ville du Burkina Faso) il m’apprend son intention de tenter l’immigration vers l’Europe ou encore mieux, vers les États-Unis d’Amérique. Je ne pouvais qu’exprimer mon incompréhension car à première vue, il semblait avoir une situation decente –un business à lui, une part de la cour familiale, une femme qui travaille, et avec nos parents et les autres belle-soeurs, prendre soin des enfants est une responsabilité communale. Il répond simplement que ceci n’est pas suffisant et qu’il préfère tenter sa chance (avec sa possibilité de perte de vie) que de rester à Bobo, où tout semble être mort. Fait-il ainsi preuve de résilience? Ou encore, des cousins qui eux, ont eu “la chance” d’arriver aux États-Unis, mais qui, au bout d’un an de conditions de vie difficile, de travail avoisinant l'exploitation, ont vite regretté leur choix de partir “se chercher”. Le stress dû au fait qu'ils vivaient à neuf dans une petite chambre et prenaient leur tour pour dormir, après avoir jonglé avec trois ou quatre boulots dans la même journée, a vite fait de les rattraper. Ils décident alors de jeter la “serpillère” et de rentrer au pays. C’est donc courbés sous le poids de l’humiliation des conditions de travail et rongés par la peur constante d’un éventuel contrôle policier qu’ils sont revenus au pays. Pourrait-on qualifier ça de résilience? 

Selon Cyrulnik, B. (1999) à qui on attribue la vulgarisation du concept de la résilience, elle est, “la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative.” En effet, les expert.es en la matière relèvent l’étymologie du mot résilience qui vient de l’Anglais, resilience, à son tour dérivé du latin, resilire, qui veut dire rebondir, pour formuler sa définition, tout en soulignant également l’aspect multidimensionnel du concept, dont notamment sa dimension scientifique et réalité de vie humaine. Une autre définition, toujours dans les sciences humaines, la résilience est “ la capacité d’une personne ou d’une société à résister à une épreuve brutale et à en tirer parti pour se renforcer.” (@prisme, 2021) 

Or, selon mes observations, la notion de la résilience qui gagne en popularité est sa réduction en une qualité personnelle. Dans cette conception, qui puise sa logique dans le système néolibérale et capitaliste (après tout, le concept nous vient des États Unis), l’accent est sur ce moi-indépendant-autonome qui glorifie la ténacité, le courage, la volonté, etc. Cette notion semble dorer l’allure de la “réussite" et de la “force” de l’individu qui fait que dans la foulée on ignore et/ou on a tendance à effacer (ou peut-être ne même pas savoir) le fait que la résilience est toujours le résultat d’un processus de reconstruction, en réponse à un traumatisme externe comme – un viol, un decès, survivre à des évènements comme un attentat terroriste, une catastrophe naturelle, à l’immigration clandestine, à la guerre, à la famine, pour ne citer que ces exemples. A l'échelle continentale, on dirait  que c’est le traumatisme de la colonisation, du développement inachevé, de la modernité et de la mondialisation et plus recemment, du jihadisme, du terrorisme ou du rechauffement climatique.

Traoré, D.A. (2021) nous rappelle d’ailleurs que, “on a vendu à l’Afrique une certaine idée d’elle-même, qui est sensée être une Afrique développée, une Afrique qui avance, une Afrique qui émerge mais il se trouve que le regard que nous posons sur nous-même est conforme à celle que nous voyons dans le miroir qui nous ai tendu”. Et pour faire partie de cette Afrique, on doit se “moderniser”, donc s'atteler à une ascension sociale. 

L'impératif de la modernité et de la mondialisation, est une adhésion totale à la logique du progrès, de la croissance, donc de faire du –un jamais assez et jamais atteint –une devise dans nos vies. Être une personne moderne signifie être dans un état permanent de pression (interne/sociale), de course, d’anxiété, de peur, de contradictions et d’agitation. Quand on a “réussi”, d’une part on vit dans la peur profonde de la précarité réelle de son statut social et on essaie de remédier à cette peur avec la logique de l’accumulation de plus d’avantages sociaux. Et quand on vit dans la précarité, on est dans le tourbillon d’un “s’en sortir”. La forme la plus insidieuse de la violence de la modernité et du capitalisme, demande de nous un perpétuel effort vers le progrès, qui fait que nous voyons nos vies, nos personnes, comme un problème qui doit être incessamment amélioré. Cette violence nous depoue de notre habilité à apprécier notre vie comme tel –un cadeau précieux, éphémère –auquel il faut accorder le plus grand soin. Non, l’attente interne et externe exige que nous devons “quelqu’un”.  

Donc, on s’attèle à vouloir être quelqu’un (et conditionner nos enfants à la même aspiration) et à adopter, la notion comme quoi la vie est un combat. Que vivre c’est se battre. Les anglophones disent, “no pain. no gain”, (“Pas de gains sans la peine”). En effet, si l’on ose regarder de prêt le contenu de nos soit-disant vies quotidiennes, le constat est réel. Le quotidien de la grande majorité d’entre nous (les plus fortuné.es) est fait: de comment régler les factures du jour, de compétition, de cupidité, de stress, d’humiliation, de colère (refoulée ou non), de mensonges, d’exploitation/extraction, de désarroi, d’ennui, d’envie, d’ambition. Tout ceci noyé dans une bouteille/pilule et/ou devant la télé/téléphone à la fin de la journée. Nous rentrons trop vidé.es, en colère, ou stressé.es pour avoir de réelles relations avec celles/ceux pour qui on se débat (en tout cas initialement) à savoir nos partenaires et nos enfants. Ce sont ces derniers, ironie du sort, qui subissent nos frustrations, impuissances, et colères refoulées. Même se réveiller le matin est devenu un combat car on connaît la routine. 

Pour les plus diminué.es parmi nous, en particulier les plus jeunes, le quotidien est une sorte de mort sociale. Leur profond désarroi et leur souffrance (combien inexprimables), sont devenus presque invisibles dans la sphère publique. Pire, dans nos paysages socio-économiques et politiques actuels, on reproche de plus en plus aux plus demuni.es un manque (supposé) de volonté. Comme en Côte d’Ivoire, où on va si loin en qualifiant des jeunes désoeuvrés livrés à la délinquance, de microbes. L’aliénation est le pain quotidien des plus démuni.es. 

Ma grande sœur Evelyne, avec qui j’avais partagé un premier brouillon de cet écrit pour son avis (et que je remercie pour sa contribution), m’a envoyé un message sur WhatsApp, “les faits sont là, l’eau est renversée, on fait quoi maintenant?” D'où le titre de cet écrit. 

On fait quoi maintenant? Je n’ai pas la réponse d'où la nécessité pour moi d’écrire, d’être en conversations avec d’autres qui se sentent troubler et interpeller par la qualité de la vie moderne qu’on nous a vendue, et qui refusent de se contenter de la notion néolibérale de la résilience qui nous demandent de nous accommoder aux réalités de la déshumanisation et de l’acculturation. Et d'élever nos enfants dans cette voie. 

Le continent Africain est régulièrement célébré pour sa résilience (comme dans le titre de cette publication: La COVID-19, révélateur de l’incroyable résilience des femmes africaines). C’est une fierté que la grande majorité des africain.es ont intériorisé sans trop se poser de questions. Par ailleurs, il est intéressant de voir qu’à travers le monde, les populations qui sont appréciées pour leur résilience ont pratiquement toutes un passé colonial en commun. Quant à nous les africain.es, non seulement il ne suffit pas d’attendre de nous que nous renforcions nos capacités de résilience (afin que nous puissions absorber des inégalités de plus en plus écrasantes), il faut également que notre adaptation à ces injustices soit “acceptable”, qu’elle rentre dans les “rangs” de l’ordre du monde.

Notre résilience, surtout celle des femmes et des jeunes, est célébrée tant que nous restons à “notre place” et en Afrique. Cependant, dès que cette même résilience nous amène à vouloir chercher des lendemains (supposés) meilleurs sous d’autres cieux, comme en Europe, elle est criminalisée et cruellement réprimée. 

À quoi pourrait ressembler une “vie socialement viable” en Afrique? Ne serait-ce pas là  une question qui devrait nous interpeller de façon urgente? Face à l’absence de filets de sécurité sociale, on impose désormais à l’individu (déjà étouffé.e par ses conditions matérielles) de faire face et de résoudre seul.e les problèmes structurels qui impactent  sa vie. Or, dans cette course effrénée vers la modernité et vu les ravages sans précédent  du capitalisme sur nos relations sociales, et les crises qui se succèdent, il devient de plus en plus évident que, indépendamment de notre statut social, nulle ne sera en sécurité. Que nos titres professionnels, nos voitures climatisées, nos maisons derrière les hautes clôtures avec fils barbelés et agents de sécurité (pour celles et ceux qui en ont) ne nous protégeront pas, du moins, pour longtemps. 

Il va de soi que la résilience, comme béquille psychologique, séduit l’imaginaire populaire. Et pourquoi pas? Étant donné que le progrès ne s’atteint jamais, il faut donc nous vendre autre chose pour booster nos endurances vers une ascension sociale précaire et illusoire, où l’espoir d’un rebondissement éventuel –nous amène à nous adapter aux inégalités écrasantes, à l’insécurité, l’incertitude et aux violences de toutes sortes. Pour moi, cette conception de la résilience est un sédatif qui nous engourdit afin que les machines du statu quo puissent continuer à nous broyer dans l’impunité.    

Je me rappelle encore qu’en grandissant à Bobo, sûtra (du Bambara) était une valeur de la vie communale. Sûtra, dont on peut traduire que l’état d’esprit, est un acte de solidarité qui consiste à venir en aide –discrètement et d’une manière qui respecte la dignité de la personne –à un membre de sa famille, un.e voisin.e de la cour commune, du quartier ou du village, qui traverse une période difficile. Un sac de riz discrètement délivré en début du mois à la veuve âgée du quartier, les enfants de la voisine qu’on appelle pour qu’ils/elles viennent manger car on s’est rendu compte que la maman n’a pas allumé le charbon toute la journée. À travers la pratique de sûtra, on se sentait interpellé par la souffrance et la déprivation matérielle de l'autrui et cela nous amenait à apporter un soulagement avant même que la personne ne soit forcée de faire le pas humiliant, d’une demande d’aide. Nous vivions en communauté où les portes des maisons étaient encore ouvertes, où on nourrissait les enfants des uns et des autres sans distinction. Plutôt que d'isoler les gens, la souffrance due en particulier à la pauvreté, liait les membres des communautés qui s'entraidaient dans la discrétion et le respect. Sûtra renforçait la responsabilité commune qui amenait les familles à faire de sorte que chacun membre de la communauté vive de façon décente et digne.   

De nos jours, force est de constater que les exclusions sociales à travers l’érosion de cette solidarité, de l’affection, et d’autres soutiens sociaux, rendent plus palpable ce dicton populaire, “chacun pour soi et Dieu pour tous” qui va de pair avec le durcissement et le renfermement des cœurs et esprits, et la montée en popularité du concept de la résilience. Les réalités actuelles sont telles que, “le but n’est plus d’apporter à chacun l’eau courante, des logements salubres, un travail digne, mais... la “résilience”! A la limite, la pression sociale n’a plus d’importance: ceux qui sont “résilients” rebondiront.” Tisseron, S. (2003). Et celles et ceux qui ne peuvent pas ne sont pas assez “fort.es”,  “ambitieux.ses”, “courageux.ses”, etc.

On fait quoi maintenant? Si nous ne pouvons plus nous passer de la béquille de la résilience, dans ce cas, osons au moins rendre audible son poids.   

Osons avoir des dialogues entre nous et surtout avec nos enfants, où nous pourrons courageusement examiner la complexité de nos (manque de)choix, de sorte que cette notion individualiste de la résilience ne devienne pas une nécessité, ou pire, une aspiration pour les jeunes et générations à venir. Nous pourrions par exemple, nous (re)tourner vers une autre compréhension de la résilience, similaire au concept de sûtra, qui “ne peut se construire que dans le lien social, à travers une main tendue qui joue le rôle d’un tuteur de résilience, ce qui renvoie à l’idée d’une co-construction sociale, mobilisant a minima une certaine capacité d’action individuelle et collective.” Koffi, K.J.M (2014). Cette compréhension pourra nous amener à nous affranchir du carcan individualiste et narcissique du concept capitaliste de la résilience et où à travers le sûtra, nous réapprendrons à être responsables des un.es et des autres. 

Car, nous avons toutes et tous connu la souffrance sous une forme ou une autre et cette expérience partagée, si reconnue et nommée, a le pouvoir de nous unir et d’élargir nos cercles de soutien qui sont capables de témoigner de la réalité de la souffrance, qui peuvent apprendre de la sagesse de la souffrance et qui sont mieux à même d’articuler des solutions pour éradiquer leur cause.  

Dans cette interdépendance, on se donne et on se tend la main, quand l’on titube sous le poids de la vie, et on partage ce poids. Dans sûtra, la résilience est collective et est au service d’un travail équilibré et collectif de transformation sociale et non au service (uniquement) d’un rebondissement/bien-être individuel. Cette forme de solidarité existait et existe encore dans bien de parts du continent africain, il nous faut la rendre plus audible et l’élargir à chaque recoin du continent. 

Je me demande quelle est votre relation avec la résilience, quel regard vous y portez, quelle est votre expérience et quelles sont vos observations. Et surtout, quelles sont vos aspirations? 

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Cyrulnik, B. (1999). ‘Un merveilleux malheur’. Paris. Odile Jacob. 

Koffi, K.J.M. (2014). ‘Résilience et sociétés: Concepts et applications’. Éthique et économique/Ethics and Economics. https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers14-05/010061609.pdf

Lacroix, T. (2021). ‘Le sens de la résilience (définition)’. @prisme. https://aprisme.blog/psycho/le-sens-de-la-resilience-definition/#page-content

Tisseron, S. (2003). ‘Ces mots qui polluent la pensée. “Résilience” ou la lutte pour la vie.’ Le Monde diplomatique. http://1libertaire.free.fr/tisseron23.html

Traoré, D.A. (2008). ‘Une révoltée altermondialiste’. Propos recueillis par Sadou Yattara et Anne Perrin. OECD. https://www.oecd.org/fr/csao/publications/41682765.pdf

Traoré, D.A. (2021): L’urgence africaine est de démonter le mensonge systémique de l’occident.” Thinking Africa 

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Photos et écrit de Mariam Armisen

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