L’ÉLÉPHANT DANS NOS REVENDICATIONS
LA GUÉRISON NE NOUS LAISSERA PAS INTACTE
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06.06. 2023
« Nous sommes capables de réagir en étant physiquement présentes dans les espaces [notamment notre présence aux audiences d’autres militantes]. Nous sommes équipées pour le faire, mais nous ne savons pas quoi faire de nous-mêmes quand nous sommes brisées ni de quelle manière nous soutenir mutuellement quand nous sommes brisées. » – WHRD, SA07 citée dans La Justice Réparatrice comme esprit d’analyse et comme pratique
« Parler de la peur est empreint de connotations négatives, car les militantes sont censées ne jamais avoir peur. C’est une nécessité parce que si l’on a peur on est vulnérable, et donc inutile. » – Jelena citée dans À quoi sert une révolution si on ne peut pas danser ?
Mon argument principal est que la guérison dont nous avons terriblement besoin est une démarche personnelle, qui ne peut pas être financée comme une activité de nos cahiers de charges.
La violence ordinaire dans la culture de l’activisme est profondément capturée dans les deux citations qui ouvrent cet écrit. Dans cette culture de l’activisme — notre humanité est reléguée au second plan — afin que nous puissions nous dévouer à la promotion de la protection de nos droits, l’avancement de notre empowerment, notre émancipation, notre autodétermination, etc. De ce fait, nos vulnérabilités, nos peurs, nos besoins d’amour, de tendresse, de connexion, nos désirs, nos moments de faiblesse — restent indésirables dans nos espaces de mobilisation.
Par contre, l’attente générale sous-entendue (et nous partageons cette attente de nous-mêmes) est que nous continuions à nous donner aux autres et à la « cause », au détriment de notre propre bien-être et celui des personnes présentes dans nos vies. Après tout, nous sommes des femmes (dans son sens le plus expansif), il est donc attendu de nous une longue et silencieuse persévérance et un dévouement particulier. Cette même attente est également derrière cet engouement pour la guérison et le bien-être, capitaliste et extractif dans sa nature, il vise à ce que —nous puissions guérir et vite —afin de continuer à remplir nos devoirs d’activistes, dont les luttes sont de plus en plus vidées de leur contenu politique et leur potentiel de transformation.
Il n’y a aucun doute que l’activisme vient généralement avec un poids très lourd pour celles et ceux qui ont décidé de dédier leur vie pour transformer notre monde. Ce poids de l’activisme qui ne fait que s’alourdir, avec les enjeux actuels qui secouent le monde, peut avoir de graves conséquences sur la santé physique et psychique des activistes. Ceci est évident aujourd’hui à travers la pandémie du désarroi et de la désillusion dont souffrent nos mouvements, et cela ne date pas d’aujourd’hui.
Depuis 2007, la publication, À quoi sert une révolution si on ne peut pas danser? pionnière en son genre et en son temps, publiée par les Fonds d’action urgente pour les droits des femmes (UAF), rendait publique l’ampleur de ce poids pour les femmes et les personnes non-binaires. Cette publication reste toujours l’une des rares dans lesquelles les féministes et activistes des mouvements des droits des femmes ont ouvertement osé toucher du doigt le coût personnel de leur engagement politique-public. Je me souviens fort bien de la première fois que j’ai lu la publication. C’était en 2013 et je peux encore ressentir les émotions que cette lecture a provoqué en moi — soulagement de voir que mon expérience n’était en aucun cas unique, et une profonde tristesse à la réalisation de l’étendue (globale) et la profondeur du mal causé par l’activisme. Trois constats (étroitement liés) étaient frappants (et je les vivais) :
La culture exploitative et extractive de nos modes de militantisme (y compris celle du secteur des bailleurs de fonds) tait les besoins humains des activistes ;
Les activistes ont par ailleurs adopté une notion du sacrifice qui fait de souffrir le martyre, une valeur de l’activisme ;
Dans cette culture est encrée la facilité des analyses qui situent les problèmes principalement à l’extérieur des mouvements (et ils sont innombrables) et peu de pratiques de réflexions qui nous amènent à toucher nos zones d’ombres.
Dans cet écrit, je vise à soulever certaines de ces zones d’ombres, contradictions et tensions dans nos revendications, plus particulièrement, de guérison et de bien-être. Et cela dans le but de nous inviter à faire une grande place aux débats contradictoires qui pourront nous amener à élargir davantage nos champs de réflexions et d’actions. Mon argument principal est que la guérison dont nous avons terriblement besoin est une démarche personnelle, qui ne peut pas être financée comme une activité de nos cahiers de charges.
Qui est ce « nous »? Dans cet écrit, il est important de souligner que ce « nous » (et je m’y inclus) est loin d’être un « nous » globalisant. Il est plutôt un « nous » de voix (et même ici il faut également souligner qu’il y a une diversité) avec un certain privilège, qui porte de façon plus audible certaines revendications, y compris celles qui concernent le bien-être, le soin collectif, la guérison, etc.
Et qui suis-je? Je suis une activiste féministe burkinabé, qui depuis 2010 milite dans plusieurs mouvements en Afrique Sub-Saharienne et qui partage son temps entre le continent et la Californie, aux États-Unis d’ Amérique. Je suis donc à cheval entre deux mondes et de multiples réalités socioculturelles, économiques, politiques et environnementales qui nourrissent mon engagement politique et mes réflexions. Je suis également une personne qui, en 2017, a été contrainte de démissionner de mon dernier poste en Afrique australe — à la suite d’une attaque professionnelle qui m’a conduite aux urgences —et qui depuis lors, est dans un cheminement de transformation personnelle. C’est donc à partir de ces positions que je m’engage sur la question de guérison individuel-collectif, plus particulièrement sur la transformation personnelle.
Seize ans après la publication de 2007, UAF-Africa publie en début 2023 La Justice Réparatrice comme esprit d’analyse et comme pratique. Dans cette publication, les constats de la première publication restent tristement d’actualité (par exemple, les 2/3 de la publication sont dédiés à l’analyse des forces structurelles de domination et d’oppression). Pourtant, il y a urgence à reconsidérer nos analyses et nos stratégies afin de nous débattre profondément avec des questions telles que:
Dans quelle mesure nos mouvements ont adopté le modèle néolibéral-capitaliste-patriarcal et quelles sont ses manifestations dans nos pensées, sur nos propres regards et rapports avec nous-mêmes, sur nos camarades et sur l’Afrique; ainsi que sur nos priorités, nos actions et nos espaces de mobilisation?
Quel lien y a-t-il entre notre épuisement professionnel, le mal-être et nos modèles de luttes d’une part et les enjeux contemporains dont souffre le continent africain dans un monde en grandes mutations, d’autre part?
Il semble que nombre d’entre nous sont confiné.es dans des anciennes analyses qui font que certain.es ont du mal, entre autres, à réaliser à quel point le système s’est accaparé des mouvements des femmes et féministes et a fait de nous une partie de ses tentacules. Au moment où les femmes et féministes africain.es se retrouvent dans des situations de plus en plus complexes et floues dans lesquelles nos luttes sont désormais le champ à travers lequel des éléments importants du projet colonial et néolibéral s’effectuent (contrôle de la natalité de la femme africaine, donc du taux de croissance de la population africaine ; la guerre entre les cultures néolibérale et celles dites traditionnelles, etc.). Nos positions publiques (nos regards sur nos sociétés, nos traditions, les hommes) et nos revendications qui ne reflètent pas toujours les réalités quotidiennes des femmes et des jeunes filles sont en train de nous mettre en marge de nos sociétés. Tout ceci se situe dans nos anciennes pratiques d’analyse où il existe un certain confort dans le familier, où l’on peut facilement pointer du doigt l’ennemi (apparemment ossifié) tout en n’étant pas en mesure d’apporter un regard critique sur nos modèles de luttes, nos priorités, nos théories de changement mal adaptées et nos relations interpersonnelles. Pourtant, ce travail est grandement nécessaire. Nos outils et nos capacités d’analyse du monde devraient également être mises en contribution de notre introspection et autocritique, de sorte à nous amener à travailler au cœur de nos contradictions, de nous éveiller à nos aveuglements et de nous débattre avec tous les problèmes profonds, y compris ceux au sein de nos mouvements.
Notre guérison ne peut pas être concise dans la peau dure du statu quo. Bisi Adeleye-Fayemi (co-fondatrice du Fonds Africain pour le Développement de la Femme [AWDF]) osait courageusement exprimer dans la publication de 2007 que:
« Beaucoup d’entre nous sont fatiguées, vidées, déprimées et en colère. Beaucoup d’entre nous ont traversé des périodes de crise intenses marquées par des ruptures de relations personnelles, des problèmes de familles, des trahisons, de l’amertume et une profonde souffrance. Nous devenons de plus en plus cyniques et nous nous bornons à faire les gestes nécessaires sans investissement personnel. Bien que certaines parmi nous en soient conscientes, nous en parlons rarement. »
La pertinence ici est donc d’examiner d’abord les dynamiques qui font que le personnel dans le politique devient vite enterré une fois que nous nous engageons dans les espaces formels de mobilisations.
Le renouveau de nos aspirations pour la guérison semble indiquer un désir croissant de nous sortir du carcan de la version moderne-coloniale-capitaliste de l’humain. Cette version de l’humain fracturée — qui est continuellement tiraillée entre le processus déshumanisant de produire et de consommer — et le désir de vivre la plénitude de la vie. Mais malheureusement, il semble que nous recherchons cette plénitude, dans ces mêmes limites qui ont réduit la valeur de nos vies à la fonctionnalité et à la productivité. Il est donc impératif d’examiner, par exemple, la mesure dans laquelle nos revendications et nos compréhensions de guérison, du bien-être, du bien-vivre, du soin, etc. sont ancrées dans la même logique néolibérale et capitaliste qui gouverne nos modes de mobilisation et d’organisation.
Il y a un adage qui dit ceci : « un voyage de mille kilomètres commence par un seul pas » et ce pas ne peut être pris que par chaque personne dans le voyage commun. Par conséquent, la guérison collective ne se fera qu’à travers le travail individuel sur soi-même et ce travail, qui est un processus tout au long de la vie, sera difficilement finançable. Il est donc nécessaire de souligner certaines ironies dans nos analyses actuelles sur cette question de guérison. L’une d’elles est que nous sommes en train d’invisibiliser le fait que ce travail de guérison est à la base de l’activisme de bon nombre d’entre nous ; que nos blessures nous ont amenées à vouloir changer le monde, donc, que notre activisme est/ou peut être un processus de guérison. La pertinence ici est donc d’examiner d’abord les dynamiques qui font que le personnel dans le politique devient vite enterré une fois que nous nous engageons dans les espaces formels de mobilisations. Et voir, dans quelle mesure, cela est en train de se reproduire dans nos revendications actuelles, car nous sommes actuellement en train de nous empresser vers le bien-être et la guérison — donc vers des solutions — sans s’être longuement attardé sur les diagnostics de nos maux et par nous-mêmes.
Colère, souffrance, peur, désespoir, amertume, sentiment d’isolement, etc. nous en avons toutes et tous. Nous avons des blessures familiales et existentielles, des blessures issues de nos relations les un.es avec les autres, celles issues de la nature de notre activisme, des blessures de la vie moderne et celles résultantes du fait d’être des personnes africaines et noires vivant dans ce monde profondément raciste. Toutes ces blessures demandent notre attention. Elles demandent à ce que nous les nommions, que nous prenions le temps d’écouter ce qu’elles ont à nous dire. Elles nous invitent à nous engager avec les enchevêtrements de la culture de nos mouvements, de nos notions préétablies de soin, santé, de bien-vivre, de guérison, de justice, de transformation, de communauté, de sororité, et de solidarité. L’examiner sera un exercice difficile et douloureux, mais primordial si nous voulons prendre à bras le corps et autrement, la question de la guérison personnelle-collective. Il convient également de nous interpeller sur le fait que nous semblons prendre la guérison collective pour acquise. Pourtant, nous avons toutes et tous des parcours individuels différents, des blessures qui nous sommes propres, donc des besoins, des désirs et des compréhensions de guérison, et même de la vie, bien différents. D’où la nécessité réelle de centrer et de soutenir la guérison personnelle car le collectif n’est rien d’autre que des relations personnelles.
La solidarité devrait être profondément ancrée dans l’effort sur soi et ceci devrait nous guider à définir les termes clés que nous choisissons d’utiliser pour traiter des problèmes complexes. Nous devons énoncer ce que nous voulons et ne voulons pas dire par de nombreux mots qui sont devenus des mots à la mode lancés fréquemment avec une grande variété de significations, d’associations, d’hypothèses, d’angles morts, d’omissions, etc. L’un de ces termes est « le soin collectif » auquel nous semblons accorder une très grande importance, mais sans pour autant avoir fait un bilan de santé de nos mouvements et par cela je veux parler de l’état de santé de nos relations interpersonnelles. Ceci touche à un réel tabou qui reste invisible dans nos analyses des sources de nos maladies. Il s’agit de la violence banale entre nous qui est — la jalousie, la compétition, la délation, la trahison, etc. — cette violence qui ne dit pas son nom, rend la confiance entre nous impossible et entrave gravement le potentiel révolutionnaire de la sororité, de la solidarité, donc du soin collectif. Cette blessure a cruellement besoin de notre attention.
Ralentir et même faire une pause favorise l’écoute interne et externe. Sommes-nous en mesure de nous asseoir longuement et en silence, avec nous-mêmes, avec les un.es et les autres, et nous laisser submerger par la profondeur de notre mal-être puis laisser ceci nous guider vers de possibles voies d’articulations plus radicales de nos pistes de guérison? Et ceci malgré le fait qu’une des denrées rares dans la vie des activistes femmes est le temps? Osons-nous réellement examiner les implications de ce manque de temps chronique? Qui gagne à ce que nous restions confinées dans les dynamiques réductrices de réactivité et du couper-coller, au lieu des pratiques génératives de réflexion et de créativité? Au niveau personnel, n’est-ce pas que la surcharge du travail est devenue une stratégie échappatoire pour éviter de nous poser et faire face à la profondeur de nos souffrances et amertumes? Il nous faut pourtant prendre un grand soin pour identifier les racines de nos blessures personnelles, de nos relations avec elles, et comment est-ce qu’elles débordent dans nos espaces de mobilisations et affectent les autres. Aussi bien que nos blessures collectives, en tant qu’activistes, Africain.es, être humain dans ce monde qui étouffe. Ceci demande que nous ralentissions, que nous prenions un peu de recul.
Le fondement qui nous permettra de concevoir la guérison collective est l’effort d’un travail sur, avec et pour soi. Car, il n’est simplement pas possible d’être sincèrement solidaire avec une autre personne qui est dans un processus de guérison si l’on ne connaît pas intimement, la lourdeur et la difficulté de cette démarche soi-même. Cet effort de transformation est une manière de vivre qui nous demande, entre autres, de raviver notre intériorité, de lui donner sa place entière dans notre quotidien, de guérir nos cœurs. C’est ce qui nous amènera à changer notre regard sur notre vie et le monde autour de nous. C’est ce cœur ouvert, saignant, tendre et vulnérable, qui nous guide dans la responsabilité du changement du monde. Ce processus de métamorphose peut conduire à la transformation de nos pensées, de nos façons de ressentir, de notre sens de nous-mêmes et de qui nous sommes en relation avec les autres. Sans cela, nous ne pouvons pas concevoir un idéal sain et transformationnel — du processus de guérison collectif. Mais, non seulement ce processus de transformation ne pourra pas être financé, au contraire, il risque de nous coûter. Et comme j’écrivais récemment : être pleinement et intensément vivant, ne plus vivre la tête enfouie dans le sable, a un prix élevé.
La nécessité de soulever le poids de guérison. Dans nos revendications, nous nous devons le courage et la responsabilité de soulever également la dimension du coût de la guérison; car elle nous laissera pas intacte et amènera certain.es d’entre nous à nous défaire de bien de choses, y compris notre attachement aux solutions financières. L’un des poids de ce processus transformationnel nous donne une réelle opportunité d’examiner nos contradictions, nos complicités et nos rapports avec la culture philanthropique actuelle qui se trouve à la base de beaucoup de nos maux collectifs. Et l’un de ces maux est la précarité financière qui est une réalité pour la grande majorité des associations et activistes de nos mouvements. Cette précarité à laquelle nous nous sommes accommodée comme une réalité incontournable, est une grande source de blessures psychiques et économiques pour les activistes dont la plupart vont finir leur vie dans la pauvreté et l’oubli. Quelle lecture devons-nous donc porter sur le fait que notre besoin pour la guérison semble être prédominament porté par les bailleurs de fonds (féministes ou autres) par conséquent, centre la solution financière? Et en tant que mouvements qui se disent anticapitalistes, comment réconcilier ce décalage ?
Une fois de plus, nous risquons de supprimer la dimension humaine du besoin –si important de réclamer notre humanité– en la réduisant à une nouvelle thématique, une stratégie, qui aura besoin d’être financée. Revendiquer une guérison financée dans le paradigme de financement actuel et sans sa transformation radicale comme faisant partie intégrante du processus collectif de guérison, c’est de gravement nous tromper nous-mêmes.
La guérison transformationnelle a donc une exigence politique, spirituelle et intellectuelle. Cette exigence demande de nous d’être radicales dans nos analyses et propositions d’alternatives. Elle nous demande de nous débattre profondément avec notre slogan favori, le personnel est politique à travers lequel, finalement, nous devons centrer l’être et les relations humaines. Elle nous demande de faire le travail personnel-collectif du développement de la conscience personnelle vis-à-vis du développement de la conscience organisationnelle et collective. Comment sont-ils liés? Comment sont-ils distincts? Et quelles sont les différentes façons dont ils peuvent être consciemment intégrés?
Réclamer notre humanité est un travail lourd et très urgent, mais lent, de réconciliation et de réparation qui demande que nous traitions le besoin de l’être humain avant toute chose.
Qu’en est-il de nos zones d’ombres? Aminata Dramane Traoré, essayiste, femme politique et altermondialiste malienne, disait que: « Le cantonnement des questions des femmes dans le discours des droits et de l’égalité nous maintient dans l’aveuglement absolu de ce qui se passe dans nos pays et sur notre continent. » J’ai bien peur que l’engouement pour la guérison et le bien-être qui traverse nos mouvements ne risque d’ajouter une couche supplémentaire à nos zones d’ombres. L’amplification de nos revendications pour le bien-vivre, le soin, la santé, etc. fait écho à notre silence sur la question, par exemple, des migrant.es qui sont en train de périr au quotidien dans la Méditerranée dans l’indifférence absolue de nos mouvements de femmes et féministes, de nos populations et du monde. Nos revendications viennent au même moment où les expert.es signalent que de nos jours, plus de 50 % des personnes qui traversent le désert et/ou la Méditerranée vers une Europe qui ne veut pas d’elles/eux, sont des femmes et jeunes filles, avec des enfants au dos ou dans le ventre. Face aux épreuves extraordinaires auxquelles font face les femmes, les jeunes et les personnes âgées, nos revendications pour plus de temps de repos, du bien-être, du bien-vivre, etc. très importantes en soi, peuvent sembler narcissiques et obscènes. Nos mouvements sont de plus en plus en marge de nos sociétés pour qui la question de la survie basique, y compris avoir à manger, avoir le droit de vivre en paix et dans la sécurité est urgente. Comment revoir nos revendications à la lumière de ces réalités qui ne sont pas forcément les nôtres?
Quel doit être le travail fondamental de notre aspiration pour le bien-être et la guérison? Cette question doit être centrale dans nos imaginations, dans nos analyses et articulations des processus de guérison. Situons nos revendications dans le contexte actuel de l’Afrique et d’un monde en pleine crise, sinon à quoi vaudrait notre bien-être si le reste du continent ainsi que la planète sont à feu et à sang? Il ne s’agit pas ici de faire une hiérarchisation des besoins, mais plutôt de faire état de nos zones d’ombre, de nommer les tensions et d’inviter des perspectives contradictoires qui peuvent provoquer des réflexions sur la nécessité d’éviter de tomber dans cette dynamique mondiale, qui fait que nous ne sommes qu’en mesure de donner notre très brève attention à un enjeu à la fois. En d’autres termes, qu’est-ce que notre engouement pour le bien-être est en train d’éclipser? Peut-être que l’une des bases de notre diagnostic est d’admettre que notre mal-être provient majoritairement du fait que nous sommes dépassé.es par les crises successives qui surpassent notre entendement et nous laissent de plus en plus sans voix.
Il nous faut donc oser l’alternative. Qui sera en premier lieu, de prendre à bras le corps tous les enchevêtrements de nos revendications:
Qu’entendons-nous par guérison, bien-être, bien-vivre, soin, santé, etc. dans nos réalités africaines actuelles?
Qui a le privilège de guérir et comment est-ce que ce privilège peut être étendu?
Comment pouvons-nous nous soutenir les un.es les autres dans le processus personnel d’articulation de ce besoin pour soi-même?
À quoi pourrait ressembler ce processus personnel dans l’espace politique.militant?
Que devons-nous guérir dans nos mouvements?
Quelle culture de l’activisme et quel modèle de philanthropie peuvent soutenir et contribuer à cet effort?
Ces questions sont quelques pistes de réflexions qui pourront nous conduire à des articulations radicales de guérison, de comment vivre dignement sur notre continent, de comment créer des mouvements et modèles de mobilisations plus humain, solidaire et chaleureux. Un énorme défi qui n’a rien de glamoureux et qui risque de ne pas nous laisser intactes.
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Photos et écrit de Mariam Armisen