Les fonctions d’une Mbombock Koo-Koo
SN Nyeck
13 Juin, 2023
À ma sortie, les femmes ont chanté et j’avais toujours écouté cette chanson mais j’avais aucune idée de ce qu’elle signifiait. C’est une chanson justement qui parle de l’époque où le Mbombock avait été couvert. C’était une période froide. La chanson dit, “Begue la femme a reveillé le Mbombock. La femme a reveillé le Mbombock.” Ça m’a vraiment, vraiment marqué parce que ça voulais dire, de façon très pratique, depuis la mort de mon arrière grand-père en 1973, je n’étais même pas encore née, non seulement il n’y a pas eu de remplaçant mâles jusqu’à ce jour, mais que le Mbombock a complètement changé d'épaule, l’arme a changé d’épaule.
SN Nyeck, Ph.D., Mbombock Koo-Koo, Basaa, Mpoo, Mbati est présentement professeur agrégé multidisciplinaire en études africaines et genre au Département des études ethniques à l’université de Boulder, au Colorado. Ses sujets de recherche sont axés sur l'économie politique du développement, la gouvernance et la réforme mondiale des marchés publics avec un intérêt pour la justice sociale, et les politiques de genre et d'identité. Elle a beaucoup écrit sur des sujets interdisciplinaires tels que les politiques publiques, l'équité entre les sexes, l'éthique et la religion, la réforme des marchés publics, l'inclusion économique et les droits de l'homme. Elle est rédactrice en chef des critiques de livres pour le Journal of Africana Religions.
Féministe
Transcription
SN Nyeck: Est professeure agrégée au département des études ethniques à l’université du Colorado à Boulder (U.S.A). Mon champ initial de recherche et de formation, c’est les sciences politiques avec un intérêt particulier pour l'économie publique des Etats émergents et surtout les marchés publics. Je suis originaire du Cameroun et sur le plan purement culturel, je suis matriarche. Je suis ce qu’on appelle en langue Basaa: Mbombock, qui est un titre qu’on décerne aux personnes, hommes et femmes, qui ont la responsabilité de guider le peuple, de maintenir l’harmonie. Ce titre se partage entre trois ethnies au Cameroun : les Basaas, les Mpoo et les Mbatis. Je suis francophone d’origine, mais je vis aux États-Unis d'Amérique depuis 20 ans. Cette année ça fera 20 ans. Donc, l’expression est plus facile en Anglais, mais je n’ai pas oublié mon Français non plus.
Mariam Sako: Toi tu parles mieux le Français que moi. (Rires). Ça fait 23 ans que je vis aux États-Unis d'Amérique avec beaucoup de retour en Afrique mais quand même, ça fait 23 ans donc je perds mon Français aussi. Allez, on est ensemble, comme on dit. La première question que j’ai pour toi c’est justement pour parler de ton cheminement vers cette responsabilité que tu as maintenant, qui est de passer d’une académique, une universitaire à une cheffe spirituelle. Je voudrais savoir si tu peux nous parler de ce cheminement spirituel. Mais avant toute chose, qu’est-ce-que la spiritualité pour toi ? Ce mot est très corrompu de nos jours.
SN: Disons de prime abord, je ne fais pas de différence entre culture et vie intellectuelle, parce que toute vie intellectuelle puise du fond culturel d’une façon ou d’une autre. Le problème c’est que dans le monde moderne, et par modernité, je parle plutôt d’un courant philosophique qui naît aussi presqu’au moment de la colonisation. Ça fait que beaucoup de cultures, beaucoup de peuples ont été forcés à rentrer dans un schéma binaire qui était très fort à l’époque, au niveau de non seulement la culture Européenne, mais aussi la pensée Européenne. Donc c’est rentré maintenant dans le langage que l’intellectuel c’est quelque chose, comme on dit chez nous, c’est dans la tête, c’est une grosse tête, les longs crayons, les longs bics, comme on dit au Cameroun. Je ne sais pas comment vous appelez cela au Burkina. Et puis la culture, c’est le folklore, cela n’a aucune valeur.
J’ai été fortunée dans un sens de grandir au Cameroun, du moins jusqu’à l’âge de 26 ans et de pouvoir sortir et partager l’expérience de vie ailleurs ! Donc, quand je parle du Cameroun, je n’y suis pas formée intellectuellement, mais j’ai quand même un esprit critique parce que, j’ai eu une formation primaire très rigoureuse. Je ne pouvais pas savoir jusqu'à ce que je vienne aux États Unis. Et j’ai toujours été quelqu’un qui prend des initiatives. À l’école primaire par exemple, dans la classe de troisième, seconde, j’aimais la littérature, je lisais des livres qui n'étaient même pas dans le cursus scolaire. Des philosophes comme Heidegger et j’incorporais un peu cela dans mes essais. Pour moi, j’ai toujours été première de la classe. Ma mère, qui était enseignante d'école primaire, m’a formée dès le départ. Ce n’était pas facile parce qu’il fallait toujours être la première et tout, donc un peu hyper perfectionniste dans ce sens.
Mon parcours a été celui de quelqu’un qui a eu une fondation solide et le fait que je sois partie du Cameroun m’a permis de vraiment rentrer en conversation avec l’expérience américaine, mais l’expérience américaine ne m'a pas formée. Il y avait déjà quelque chose qui me permettait à la fois de recevoir mais aussi de garder une certaine distance.
En ce qui concerne mon intérêt pour les affaires de la science, appelons ça les sciences africaines. C’est peut-être plus approprié.
Mariam: J’aime beaucoup ça. C’est une belle appellation. Merci.
SN: Oui, absolument. Parce que déjà les colons nous ont dit qu’on n’avait pas de spiritualité. On nous a dit qu’on n’avait pas de sciences ! Mais pourtant, la spiritualité africaine, ou l’expérience de vie africaine, c’est un Tout ! Mais le problème c’est qu’il faut savoir décoder. Et on ne décode pas en s’autoproclamant ci ou ça. Ce sont des savoirs qui sont des lègues ! Donc, on apprend au pied de quelqu’un d’autre ou d’une communauté. Peut-être qu’aujourd’hui, j’ai plus d’outils d'interprétations qui me permettent justement d'apprécier ce qu’on a et ce qu’on a perdu aussi en même temps.
C’est vrai que quand je suis allé faire mon initiation au Cameroun, déjà, beaucoup étaient étonné.es, y compris des gens de mon ethnie qui se disaient, “mais, qu’est-ce qu’elle vient chercher ; elle part des États-Unis là où elle enseigne, fait des recherches, qu’est-ce qu’elle vient chercher ici ?” Tu connais nos frères et sœurs africain.es. Si je pars du Colorado pour aller au village et parler aux vieilles personnes, ça veut dire que je suis venue chercher le pouvoir ! Certainement ! Alors, ça ne peut être que maléfique ! (Rires). C’est un peu comme ça. C’est une possibilité d'interprétation. Elle est venue, je ne sais pas. Peut-être qu’elle sera Présidente des États-Unis, je ne sais pas ! Je serai Vice-présidente au moins, parce que je ne peux jamais être Présidente, parce que je ne suis pas née ici. Vous voyez. Il y a toujours cette tendance à associer le socle, le territoire, la connaissance indigène avec le mal, la peur, la domination. En fait, quand on cherche le pouvoir, ce n’est pas pour coopérer avec les gens hein, c’est pour les dominer ! Alors, je ne sais pas quelles personnes je vais dominer. C’est soit les Africain.es, mes étudiant.es ou peut-être, les États Unis. On verra. (Rires). Donc, ça a été un peu comme ça.
Mais, du côté de ma mère, mon arrière-grand-père était un Mbombock, donc on a eu quelqu’un qui a fait office de Mbombock. C’est d’ailleurs une histoire très intéressante, parce qu’au moment où mon arrière-grand-père va décéder, il n’a pas laissé cette connaissance à ses fils. Il avait choisi mon grand-père pour le remplacer. Mais c’était justement à l’époque où les missionnaires Presbytériens arrivaient dans nos villages. A lui (le grand-père) on avait donné le choix - soit célébré le diable comme on appelait nos cultures africaines, ou soit de devenir chrétien. Alors, je pense qu’il a dû faire un calcul stratégique. Vous savez, le noir à côté du blanc a toujours eu ce complexe. Il s’est plutôt donné à l’église. Il a refusé de prendre le manteau de son père. Donc, ça fait que mon arrière-grand-père, il est mort pas très content. Comme on dit chez nous, on ne peut pas tuer le Mbombock. C’est plus grand que l’individu, mais on a des moments où le Mbombock peut dormir, peut se reposer. Donc, ça se réveille toujours parce que ça relève toujours de la somme des connaissances d’un peuple et c’est au- delà de l’individu.
Effectivement, à ma sortie, les femmes ont chanté une chanson. J’avais toujours écouté cette chanson mais je n’avais aucune idée de ce qu’elle signifiait. C’est une chanson justement qui parle de l’époque où le Mbombock avait été couvert. C’était une période froide. La chanson dit, “Begue la femme a réveillé le Mbombock. La femme a réveillé le Mbombock.” Ça m’a vraiment, vraiment marqué parce que ça voulait dire, de façon très pratique, depuis la mort de mon arrière-grand-père en 1973, je n’étais même pas encore née, non seulement il n’y a pas eu de remplaçant mâle, des hommes jusqu’à ce jour, mais que le Mbombock a complètement changé d'épaule, l’arme a changé d’épaule. Donc voilà, il y a un proverbe qui dit chez nous : “qu'on attendait les cornes du coq sur la tête, mais elles sont plutôt sorties aux pieds.” On voit dans le pied du coq, un petit truc qui ressemble à la corne. Donc on attendait que ça sorte sur la tête mais c’est sorti au pied. Il y a quelque chose qui a été dit et redit tellement de fois à ma sortie que c’était phénoménal.
Moi, par exemple, en grandissant, je n’avais jamais vu de femmes Koo et vraiment, c’était quelque chose. C'est un appel. Je me suis toujours sentie appelée. Vous savez, la marche spirituelle, la marche de leadership ce n’est pas après une formation de deux, trois semaines et on a un certificat. Ça demande quand même une certaine maturité et des défis qu’on doit relever dans la vie que je pense, vient avec l’âge. Donc quand le moment a été le bon, les choses se sont très bien passées. Donc, c’est un peu ça que je peux dire. Une très longue réponse à ta courte question.
Mariam: Non, et justement une réponse très riche. Il y a tellement de choses sur lesquelles je voudrais revenir, mais je vais commencer par où tu t’es arrêtée en parlant de cet appel-là. Donc, je voudrais savoir quand est-ce que tu as vraiment commencé à sentir cet appel et quel genre de sentiment, quelle était la voix de cet appel, quelle était l'énergie de cet appel et, en étant l’intellectuelle que tu es, même si tu sentais cet appel, je me demande aussi si tu es passée par une période ou par un processus de doute, de questionnement et tout ce qui va avec, avant de répondre complètement et entièrement à cet appel-là.
SN: On peut se questionner, on peut douter, quand on a des éléments de comparaison. C’est-à-dire, imaginer une jeune personne qui finit le lycée et le collège et se dit, “bah, je voudrais aller à l’université” et on s'assoit et on se dit, “qu’est-ce-que je voudrais étudier là-bas ?” Vous pouvez faire ci, vous pouvez faire la chimie, ou ça. Donc, on a des éléments et on voit à peu près ce que les chimistes font dans la société, on a des éléments sur lesquels on peut positionner son analyse.
Pour répondre à votre question, je n’ai jamais eu de doute et je n’ai jamais eu de questionnement parce que c’était un travail plus interne et de discernement. Parce qu’il n’y avait rien dans mon vécu, comme j’ai dit. Après grand-père, quand il est devenu chrétien, il a fondé les premières églises presbytériennes au village, grand-mère en faisant partie. Or, la génération de ma mère et moi-même, on a grandi à l’église ! Même les danses traditionnelles, toute petite, je savais déjà que ce n’était pas bon ! Point. Pourquoi ce n’était pas bon ? Parce que grand-père n’en voulait pas ! Je n’avais aucun élément de comparaison. Je ne savais pas ce que c’était, et je peux peut-être dire que c’est quand même intéressant parce qu’au Cameroun, certains endroits ont gardé certaines choses en fonction de qui s’est installé comme missionnaire dans le village. Je n’ai pas encore fait une étude sur ce phénomène, mais je constate par exemple, que du côté de mon père, où l’église catholique est plus présente, certains rites ont survécu. Alors que, du côté de ma mère, à l'église presbytérienne, donc chez les protestant.es, la plupart des rites ont été décimés. Ça c’est un détail très intéressant.
Toute petite, je me souviens, grand-mère va me parler du corps, j’étais très proche de ma grand-mère. Vous pouvez imaginer qu’on a eu beaucoup de conversations mais il y a conversations et conversations. Je ne me souviens plus de comment ou d’où est-ce qu’on était, mais quelque chose s’est passée comme un tatouage de mon être. La raison pour laquelle cette conversation m’a laissé perplexe, c’est parce que dans le fond, on est une famille chrétienne, on ne parle pas des choses qui ne sont pas chrétiennes et je ne pouvais même pas imaginer que grand-mère connaissait quelque chose. C’était comme un secret qu’elle me donnait. Alors, toute petite, je me souviens seulement de trois choses. Elle a parlé :
1) des femmes,
2) des danses et
3) des choses qui se passent dans la forêt et elle a parlé du fait qu’on est pas supposé les voir.
Alors, je suis par nature très curieuse. Je suis extrêmement curieuse. J’ai gardé ça comme un trésor enfoui quelque part. Mais, pour ceux qui me connaissent, j’ai toujours été attiré par la connaissance, la recherche. Quelque chose va aussi se passer quand je suis née.
Je suis la seule personne de ma famille, et quand on dit famille, nous parlons de la vraie famille africaine qui n’a pas un prénom chrétien. C’est-à-dire que quand je suis née, l’une de mes tantes qui lisaient une nouvelle ou un roman, et je pense, après avoir fait quelques recherches, j’ai eu une idée de quel roman elle aurait pu lire, peut-être c’était : Les Deux Sibylles. Parce qu’elle va être fascinée par ce caractère qu’on appelle Sybille, donc elle décide de proposer ce nom. Il y a eu un débat entre Sophie et Sybille et bien, finalement ça a été Sybille ! À l’époque, elles assument que Sibylle est un nom chrétien comme Jean-Daniel. Mais il se trouve que Sibylle, c’est en fait une manifestation cosmique très, très ancienne. Vous pouvez chercher sur Google. Vous verrez que les Sibylles ont toujours été des porteuses d’oracle. C’est-à-dire que c’étaient des femmes qui étaient le porte-parole du peuple, le lien entre ce qui est visible et ce qui est invisible, et vice versa. L’oracle, c’est ça ! On pratique ça partout en Afrique de l’Ouest, de différentes manières. Regardez ce qui se passe !
C’est pour ça que j’ai toujours dit aux parents, dès le moment où une femme devient enceinte, prêtez attention à tout ce qui se passe ! Et à l’époque, c’était ça. On te donnait un nom qui correspondait ou qui se rapprochait des vibrations que, toi, en tant qu’être, portait et que la communauté ressentait. C’était comme ça. On ne donnait simplement pas un nom parce que, bon, c’est sur le calendrier chrétien ! Donc, dans ce cadre purement chrétien, on est comme des pionniers ! Il se trouve que par le biais du livre, moi, on m’a pris du livre. C’est-à-dire, le livre, c’est ma deuxième mère. On extrait un nom, qui n’a aucun lien avec la chrétienté mais on ne le sait pas encore. Et quand on débat d’ailleurs de Sophie et Sibylle, on ne pouvait pas faire faux. Parce que Sophia, c’est quoi ? C’est la sagesse du monde Grecque, et pour ceux qui lisent la bible, le proverbe dit que : la sagesse était là avant même la création de tout. C’est dans le livre des proverbes, ce n’est pas moi qui le dit. Donc, vous voyez comment, il y a des mouvements, quelque chose qui se passe là dans un cadre qui est entrain de suivre un certain canevas chrétien mais quand même des choses se passent, mais très subtiles. J’ai toujours pensé que je ne pouvais pas porter un autre nom. Je n’ai jamais voulu le changer.
Je veux dire par là, parce que ta question c’est comment savoir. Ce qu’il y a là, il s’agit d’un cheminement, il est long ! Il s’agit d’un discernement. Et dans mon cas, un discernement qui n’a pas vraiment de parrain sur le plan sociétal et sur le plan familial. Donc, l’ancêtre va trouver un moyen de travailler d’une façon ou d’une autre. Et ma vie a toujours été, d’une façon ou d’une autre, calibrée dans ce sens. Je ne suis pas unique dans le sens de l’univers, mais je suis unique dans le sens de ma famille élargie. C’est une énergie avec laquelle je suis venue dans ce monde, et quand on est prêt pour sa mission, les choses se manifestent. Donc pour moi, ce n'est pas tellement un retour aux sources. C’est plutôt une affirmation. Une affirmation de ce qui se passe. J’aime faire les correspondances avec la bible, parce que nos populations comprennent plus et très bien, les métaphores basées sur la bible. Vous savez, Marie va avoir cet enfant et l'amène pour la première fois au temple ! Et ce jour-là, les gens lui parlent. Elle trouve une vieille femme qui lui dit : “mais madame, l’enfant-là…” Maintenant je vais essayer de faire l’accent Camerounais, “madame, l’enfant-là ! Hum. Il va vous emmener des problèmes hein ! Eh, Mama !” Et un autre homme lui dit : “mais madame, comment ça se passe ?” Donc, on lit ces choses dans la bible et on pense que comme c’est Jésus, c’est unique. Non, ce n’est pas unique !
J’en viens au concept de la spiritualité. C’est-à-dire qu’on ne voit pas Dieu ! Les chrétiens nous ont dit que même si on ne voit pas Dieu, on l’a quand même vu à un moment donné, parce que il est devenu homme. Mais je préfère penser à ça en tant que métaphore. S’il est devenu homme, c’est pour que le Saint-Esprit soit sur nous tous.
SN: Donc, j'aime parfois prendre des illustrations de la Bible, parce que nos populations sont plus familières à la Bible, parce que ça régit le quotidien. On vous parle par exemple de la naissance de Jésus, Marie va l'emmener au temple pour la première fois. C'est un peu comme si vous avez un enfant que vous emmenez pour un baptême ou une bénédiction. Ça dépend des communautés. Là, elle rencontre une femme qui lui dit: «Madame, l'enfant là va vous créer beaucoup de problèmes hein!» Alors, qu'est-ce que cela signifie ?
On ne nous parle pas de ces gens avant. Ça veut dire que, indépendamment, l'univers fait que lorsque nous naissons, il y a toujours des vibrations. Le monde vibre et la science le prouve. Nous les africains, on l'avait compris avant, mais comme on nous a dit qu'on ne connaissait rien, on s'est donc accroché à autre chose. Il est alors important de savoir que nous tous nous venons ici avec une certaine signature. Et moi, très tôt, j'ai senti la mienne. Mais même quand le cadre n'est pas approprié, ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a rien qui puisse nous dévier de ce qu'on devrait être. On peut refuser de le devenir, mais il n'y a rien qui va faire en sorte qu'on n'ait pas dix millions d'opportunités pour le devenir.
Malheureusement aujourd'hui, les naissances se passent à l'hôpital, on a un certificat. Il n'y a plus cette conscientisation, cette ouverture. On pense même aux enfants comme des "petits moi" (mini me). Chacun vient dans ce monde par le biais d'autres personnes, mais chacun vient avec quelque chose. Donc la spiritualité africaine a toujours été fondée sur ce principe, je ne connais pas vraiment de l'Afrique du sud jusqu'au berbère de l'Afrique du nord, je ne connais pas un seul endroit où la notion de vibration, la notion d'être sensible et ouvert à ce qui est, à ce qui était, à ce qui revient, à ce qui vient, etc. La spiritualité en fait ne se définit pas. Ce n'est pas une définition dans le dictionnaire, c'est un vécu qui résonne avec l'autre dans le sens d'ouverture, dans le sens de se connaître, dans le sens de connaître ce qu'on est ici, quelle est notre responsabilité. Et c'est une question très difficile, pas parce qu'elle est en soi compliquée ou complexe. C'est simplement que nos modes de vie suggèrent parfois qu'il y a d'autres choses soit plus importantes, soit que ces choses nous empêchent d'avoir cette sensibilité.
Mais non! Parce qu'en Afrique, il n'y avait pas de différence entre le champ, la basse-cour, le temple, etc. Tout ce que tu faisais, faisait partie d'une approche pratique de la spiritualité. Donc je ne peux pas définir ce que c'est, mais je peux seulement un peu décrire comment ça s'est manifesté avec moi. Je pense que, à dire même spiritualité, disons que c'est simplement la vie avec un grand "V", le réel avec un grand "R", c'est de ça qu'il s'agit.
Mariam: Merci. Deux questions que j'aimerais poser. Quand tu as commencé, tu as parlé de la modernité d'une part, et tu viens tout juste de parler de la sensibilité, de cette sensibilité de la vie qui demande à ce qu'on soit réellement et entièrement présent dans tout ce que nous faisons dans nos vies. Pourtant dans la vie moderne, on a tout sauf cette présence-là, parce que pour cultiver cette présence, vraiment nuancée et très attentive, qui répond à tout ce qui se passe, cela demande un travail important en soi.
Je voulais venir sur la question. Quand tu es arrivée, on a commencé à être suspicieux et suspicieuses du fait que : «Pourquoi cette intellectuelle qui est aux États-Unis revient au village pour vouloir nous parler de ses histoires?» Comme tu le disais, on nous a dit à travers des décennies de colonisation qu'on ne connait rien. Et aussi l'association des sciences africaines à quelque chose de maléfique. Je me demande quelles ont été les conversations pour emmener les gens du village à vouloir faire ce cheminement avec toi. Toi tu as entendu et tu t'es ouverte l'appel, et après il a fallu que cet appel soit épousé par la communauté. Donc je voulais savoir si tu pouvais nous en parler, dans la famille et dans la communauté en général, quelle a été leur réponse?
SN: Je n'ai pas eu de conversation avec les gens, dans le sens où je demandais leur approbation. Le cheminement initiatique est réservé aux initié.es, c'est-à-dire qu'une fois que je me suis présentée, c'est un dialogue en fait. Juste parce qu'on pense qu'on est appelé ne veut pas dire qu'on est appelé. Et il est peut-être parfois préférable de ne pas avancer que de le faire.
Je vous prends l'exemple de mon arrière-grand-père qui avait trois fils. Il a choisi mon grand-père pour le remplacer. Celui-ci n'a pas répondu "Oui", mais il ne s'est pas tourné vers ses deux autres fils. Parce qu'il s'agit aussi d'avoir une certaine sensibilité par rapport au caractère des gens. Dans le langage des initié.es, on dit : «On peut te faire porter quelque chose qui va te dépasser ». Et quand ça te dépasse, c'est que cela ne t'apporte rien de bon. Donc on dit que ça va te "tuer", dans le sens que cela peut entraver à ton évolution spirituelle. C'est comme des gens qui embrassent des choses qui sont au-dessus d'eux. Il ne s'agissait pas seulement de passer des choses pour passer des choses. On ne passe pas des choses parce que quelqu'un est venu avec de l'argent et tout. Non! On ne passe pas les choses parce que cette personne vient d'une bonne famille. Le leadership n'était pas comme ça, les choses sont corrompues aujourd'hui à plusieurs degrés.
Pour moi, ce qui était important était d'identifier, de savoir même si ce cercle qui était réservé aux femmes a survécu à la colonisation, puisque je n'avais pas eu de modèle. Et ça m'a pris des années. C'est d'ailleurs par le biais des recherches que j'ai même découvert qu'il y avait une telle chose. J'ai alors commencé à demander, mais je n'avais aucun retour. Et puis comme ça, après quelques années, un ami à moi (un homme) est devenu Mbombock. Je vous ai dit que c'est un titre qui peut être passé aux femmes comme aux hommes, sauf que le cercle des hommes est réservé aux hommes et le cercle des femmes est réservé aux femmes. Mais les deux ont le même titre.
Un jour alors, je demande à cet ami : "Bah tiens, puisque tu es initié, as-tu rencontré ce qu'on appelle le corps, meaning le cercle des escargots?"
Il me dit : "Oui, j'en connais deux."
"Ah bon ?"_____ " Oui oui!"
C'est comme ça que c'est parti.
Après, ce qui a été fascinant, c'est que j'ai découvert que du côté de mon père, parce que j'avais grandi avec ma maman, je ne connaissais pas très bien les traditions du côté de mon père. Mais il se trouve que là-bas, c'est même le quartier général, le siège du corps. Je suis donc née avec cet héritage mais je ne pouvais pas le savoir. (Rires). Là-bas, je n'ai même pas besoin de convaincre quelqu'un, parce que le corps est tellement respecté, et c'était plutôt l'émerveillement, c'était la joie, pour deux choses.
Déjà comme je vous ai dit c'était la première fois d'aller au village de mon père, c'est-à-dire qu'ils avaient cette fille qu'ils ne connaissaient pas, qui vit aux États-Unis, qui vient pour la première fois dans le village de son père, mais en plus qui vient pour prendre quelque chose qui n'existait pas dans la lignée de mon père. C'est-à-dire que de ce côté je suis la première, je n'étais jamais entré dans leur famille. Alors que du côté de ma mère, c’était là, mais ça a disparu, enfin ça dormait. Vous voyez que c'est une histoire finalement complexe, mais en général, ces deux histoires où il y a des gens qui se réjouissent, qui comprennent, qui encouragent, qui facilitent, et de l'autre côté, il y a des gens qui ne comprennent rien du tout, qui préfèrent une narration du mal. Bah voilà, on ne peut pas convaincre tout le monde. Je ne fais pas de l'évangélisation.
Lorsque j'ai commencé mon parcours, c'est des étapes qu'on doit franchir, et à chaque étape, c'est "oui" de mon côté, "oui" du côté des ancêtres. C'est-à-dire le visible et l'invisible. Lorsqu'encore une fois tout a été mis en place, ça s'est très bien passé. Bien entendu ce parcours initiatique est réservé aux initié.es comme j'ai dit, mais j'ai fait comme la tradition le veut, deux cérémonies de sortie. Au Cameroun, ces titres-là sont reconnus par l'État, donc on invite aussi des autorités pour attester de ce nouveau titre. J'ai alors fait une première dans le village de mon père, et une deuxième dans le village de ma mère. Là maintenant, j'essaie de faire de mon mieux avec cette responsabilité.
Mariam: Quand tu t'es présentée tu as dit que tu es matriarche, et je voudrais bien qu'on en parle. En effet, sur les photos des cérémonies que tu viens de partager avec nous, la présence des femmes est vraiment très forte. Je voudrais savoir sur ce contexte à la fois de ton papa et de ta maman, qu'est-ce qu’être matriarche? Pas seulement lors de ces cérémonies bien sûr, mais dans la vie de tous les jours, parce que les deux ne sont pas séparés.
SN: Le mot matriarche, c'est parce que nous parlons en français. Selon les contextes, on peut être matriarche parce qu'on naît ainsi. Ça peut être un statut dérivé de la position d'une femme qui peut être dans sa vie, un peu comme une Reine. On peut être une Reine parce qu'on est marié à un Roi, ou on peut être Reine parce qu'on est Reine. Donc matriarche veut simplement faire l'équilibre avec le patriarche qui, dans l'entendement africain est vu comme un reposoir de la sagesse, pour faire terre à terre.
Le matriarche n'est pas devant le peuple, le matriarche n'est pas derrière le peuple, le matriarche se tient à côté du peuple. Mais sa vision est multidimensionnelle. On peut voir devant, derrière et à côté. Mais le matriarche n'est pas le centre, comme on peut voir le centre quand on parle en français. Quand je dis matriarche, c’est un mot par défaut mais je ne me présente jamais comme matriarche. Je suis Mbombock, je suis Koo-koo. Mbombock c'est comme le guide du peuple et Koo-koo c'est juste la distinction entre l'homme et la femme.
Koo en Bassa veut dire «escargot», en fonction de comment on peut infléchir, je cherche le verbe qui est approprié. Avec la tonalité du même mot, on peut vouloir aussi signifier: le corps, la Peau. Et la troisième dimension c'est, le pied.
On peut donc être l'escargot, c'est le même mot pour dire le pied, c'est le même mot pour dire la peau. On a là une certaine trinité, une structure solide parce que c'est un triangle. On a là des dimensions, c'est-à-dire comme je vous ai dit: au-delà des mots se trouve une philosophie. C’est-à-dire que la culture africaine n'est pas sans philosophie comme les autres ont compris.
Pour faire bref simplement, le pied c'est quoi ?
Le pied, c'est ce qui vous donne le mouvement. Vous marchez, vous courez et vous vous baladez. C'est bien ça le mouvement. Alors si on n'a pas le pied, si on a pas d'autres moyens de remplacer ce pied (prothèse et autres), on est statique. Une femme Koo-koo, à l'époque, est là pour donner la vision au peuple. Je vous ai parlé de mon nom Sybille comme des porteuses d'Oracle. Dans d'autres sociétés, comme grecque avant, c'est-ce que d'autres personnes vont appeler la parole de Dieu ou la parole des dieux ou des déesses. Le mouvement! Où est-ce que nous allons? Quels types de défis pourrait-on rencontrer? Comment peut-on se préparer? Tout ça là, c'est la fonction de la femme Kookoo.
Deuxième dimension, la peau. La peau veut dire quoi?
C'est une barrière contre le monde externe, c'est-à-dire quand on est dans une manifestation physique, on nous appelle être humain, parce que nous avons une forme physique, mais cette forme physique doit être protégée contre les éléments de la nature. En Afrique, nous avons ce qu'on appelle la malaria ou le palu. C'est une affaire qui arrive lorsqu’un moustique pénètre la barrière, un élément vient, pénètre la barrière, dépose des œufs là-bas qui après deux jours vous avez la fièvre, vous avez le palu comme on dit en Afrique. Donc la fonction du Mbombock, la fonction de la femme Koo-koo est d'être le dernier rempart, c'est-à-dire que si on vous écorche, on vous enlève complètement la peau et on vous dit de marcher pendant une minute, vous allez mourir dans les minutes qui suivent. Impossible! Vous ne pouvez pas.
Dépourvoir un être humain de sa peau, est hautement symbolique. Si vous voyez par exemple dans les guerres des indigènes aux États-Unis, que beaucoup d'entre nous voyons dans les films de western, ce n'était pas par hasard que lorsqu'on tuait quelqu'un, on enlevait sa peau. Soit on lui enlevait la peau de la tête, c'est pour te dire que tu n'es plus un être humain. Donc dans cette fonction-là, quand il y a le Ko, quand il y a des problèmes, quand il y a des célébrations, le but c'est de protéger la communauté. Quand ça dépasse les hommes, le dernier rempart c'est la femme Kokoa. C'est comme ça et cela peut être sur tous les plans. Malheureusement c'est ce qu'on ne comprend pas aujourd'hui, parce qu'on s'est limité aux affaires de « Juju », de sorcellerie et autres.
On te dira : "Cette femme-là elle est puissante, il faut aller la voir, elle connait telle chose, elle va te donner telle chose"
Non! Le rempart dans les affaires politiques, dans les affaires économiques. Rappelez-vous que dans nos sociétés, on n'avait pas cette division entre religion et tout. Donc sur les affaires économiques, politiques et sociales, le fonctionnement des familles, de la diversité de ci et ça, le dernier rempart quand tout le monde est dépassé, voilà la fonction de la femme Koo-koo.