LES OMBRES DU TEMPS
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12.07.2023
«Moi, je vais avoir 40 ans. Je ne suis invitée ni chez les jeunes, ni chez les plus âgées.»
—Mariama Faye
«À partir d’un certain âge, c’est comme si on ne faisait plus partie du mouvement féministe, parce qu’on a plus de 60 ans. Quand on parle de sécurité, la sécurité, elle est globale, elle est émotionnelle, physique mais aussi financière. Que prévoyons nous dans notre mouvement ? Qu’est-ce que la philanthropie prévoit pour une militante féministe qui s’est donnée toute sa vie, et qui n’arrive plus à être dans le champ de la production, car le champ de la production capitaliste t’éjecte? »
—Awa Fall Diop
On dit souvent que le temps n’est pas l’ami de la femme. Oui! Quelle que soit notre origine, classe sociale, à des degrés divers, ceci est une réalité que nous partageons toutes, car qui dit temps, dit âge.
Être femme, c’est aussi porter le poids de l’âge. En fait, nous irons jusqu’à dire que la condition de la femme est une question d’âge puisque depuis toujours, le système patriarcal a infantilisé la femme, raison parmi tant d’autres pour laquelle il s’obstine à vouloir la maintenir sous sa tutelle.
L’âge, pour la femme, est vecteur de violences. Comme celle que nous nous infligeons pour rester jeunes (et espérer demeurer inexorablement belles), à coup de régimes ou d’interventions chirurgicales (sous certains cieux), ou bien en dépensant des sommes faramineuses en produits soi-disant rajeunissants. Il est également un argument cruel que fournit le patriarcat aux hommes pour justifier la polygamie dans certains pays, argument dont le système de production capitaliste se sert comme l’un des nombreux plafonds de verre pour restreindre la carrière des femmes.
Le statut des femmes âgées est caractérisé par des injustices, comprenant la dévalorisation de leur image, des privations socio-émotionnelles et des désavantages économiques, et ce, malgré les prévisions démographiques qui continuent de faire état de l’augmentation de la proportion des personnes âgées et le fait que la majorité de ces personnes seront des femmes.
Pour nous, les femmes, prendre de l’âge vient s’ajouter aux multiples sources de brutalité dont nous faisons l’objet, directement ou indirectement.
Le monde de la philanthropie porte actuellement une grande attention aux jeunes activistes, ce qui est une excellente chose. Cependant, ce qui l’est moins, c’est que l’ombre de ce regard a des conséquences pour les activistes âgées.
Quels sont les fonds qui prennent en compte les besoins et les préoccupations des féministes ainées?
Le temps, l’âge, c’est aussi une question politique.
Une trentaine d'activistes d'Afrique Centrale et de l'Ouest se sont rassemblées sur une natte pour une discussion sur le féminisme, organisée par la Fondation for a Just Society (FJS) et coanimée par les auteures de ce billet, Awa Fall Diop et Mariam Armisen. C’était à Dakar, lors du dernier jour de la première Université d'Été Féministe de l'Afrique de l'Ouest, organisée par J-GEN, une association féministe. Au cours de cette conversation, dont l'objectif était d'en apprendre davantage sur l'état des mouvements de jeunes féministes dans ces deux régions, la question de l'âge était et n’était pas à l’ordre du jour, comme pendant les trois jours de l’université, où l’âge s’était invité, invisible mais bien présent. À travers l'âge, nous avons célébré les ancêtres féministes et les aînées qui œuvrent encore au sein de nos mouvements. Des discussions ont eu lieu sur le dialogue intergénérationnel, la co-construction du mouvement, la gestion de la famille, la transmission des connaissances et la nouvelle génération. L'âge était la star de la rencontre, sans qu’il n’ait été explicitement nommé. Nous étions conviées à la célébration d’une jeunesse montante —celle des militantes et des mouvements. Nos devancières étaient également à l'honneur, et même celles qui n'étaient plus parmi nous étaient présentes — leurs photos étant affichées à l'entrée de la salle, pour à la fois nous accueillir et veiller sur nous.
« J'aimerais, par rapport aux réseaux féministes existants, que l'on enlève le critère de l'âge. C'est la matière grise, c'est l'engagement, ce sont les convictions qui doivent primer. » C'est une phrase glissée à la fin d’un partage fructueux. Ainsi, Mariama Faye du Sénégal a nommé l'invité d'honneur dans notre discussion et a abordé un sujet quasi tabou dans le militantisme féminin et féministe : celui de l'impact du temps sur la femme activiste.
Où est-ce que l’on se situe dans nos mouvements à partir de la quarantaine? Quelle est notre infrastructure de soutien pour cette féministe aînée de 60 ans et plus, qui s'est dévouée au mouvement mais qui aujourd'hui se trouve dans une situation de précarité inconcevable et d'isolement? De même, quels sont les repères et les soutiens sur lesquels peuvent s’appuyer les activistes émergentes d’aujourd’hui, aînées de demain?
À travers ce billet, nous souhaitons interpeller les mouvements féministes africains sur la nécessité de penser la question de l'âge politiquement, en termes d'éthique et de pérennité de nos luttes, entre autres. Nous interpellons également le monde de la philanthropie à ne pas perdre de vue les aînées. Comme on dit en Afrique, félicite la personne qui attise le feu, mais n'oublie pas celle qui est allée chercher le bois.
L'institutionnalisation de l'activisme et sa dépendance à l'aide financière externe qui ont pris en otage nos conceptions du militantisme et de l'engagement ne sont pas sans leurs ombres. La prolifération des associations dans nos pays en est un exemple. Être activiste aujourd’hui est synonyme d'appartenance à une structure, voire même en être la/le responsable. Ce qui en soi n'est pas un problème, mais quand diriger une association nous éloigne de l'essentiel—le temps —nous nous devons d'interroger nos modèles de lutte.
“Time is money” disent les Américain·e·s. Le temps, c’est de l’argent. Les activistes féministes Africaines et noires en sont bien conscientes. Nous courons après le temps pour obtenir et maintenir des financements qui se font de plus en plus rares. Le temps, c’est la course.
L'ironie de la notion du temps, c’est comment elle déforme nos perceptions. Prenons nos regards entre nous.
Quand on est une jeune activiste qui peine à mettre en place son association, on pense que celles des aînées sont mieux loties. Et quand on a plus de 60 ans et qu'on a toujours milité en mode de survie financière, on regarde la nouvelle génération avec envie et rancune, pensant que les choses sont plus en sa faveur. Donc, les générations se regardent en chiens de faïence.
Le temps nous joue des tours.
C'est dans cette ambiance de méfiance, exacerbée par un esprit de compétitivité, de productivité, par une tyrannie de l'innovation et une fausse notion de rareté du temps et de ressources, que nous militons « ensemble » dans nos mouvements. Prenons, par exemple, un sujet à la mode, celui des dialogues intergénérationnels. Le traitement collectif de cette question en dit long sur nos cultures de militantisme et en particulier, expose son côté extractif.
Les dialogues intergénérationnels, porteurs de tant de potentiel, qui pourraient nous permettre de prendre à bras le corps les non-dits et les zones d'ombres dans nos mouvements, sont très souvent conçus et menés de façon extractive et dans une dynamique de concurrence. Pour les jeunes activistes, c'est la logique du « qu'est-ce que les aînées apportent aux jeunes? » Ou pour les devancières, qui, du fait de l'âge, luttent contre l'invisibilisation, sont dans la démarche de rester « pertinentes » au sein de nos mouvements. On se rencontre, chacune pourvue de son agenda et essaie d’avoir le maximum de l’autre tout en partageant le moins possible.
Et le temps suit son cours.
En tant que mouvements féministes et ce, pendant des générations, nous sommes passés, à plusieurs reprises, à côté de quelque chose de fondamental— la nécessité de penser collectivement et délibérément la culture de notre militantisme.
L' éthique.
On n'y fait appel que lorsque l'on remet en question le comportement d'une activiste. On instrumentalise alors cette question pour discréditer la réputation de l'une d'entre nous. Dans nos mouvements, l’éthique est toujours associée à l'abus de pouvoir ou à la malversation de fonds. L’éthique devient alors un outil de jugement de l'autre. Sans vouloir justifier la corruption, si certaines activistes se retrouvent dans des situations de mauvaise gestion des ressources, c'est justement parce que, pour la plupart, la prise en compte de leurs besoins humains figure très peu dans les considérations de leur militantisme.
Bien que l'éthique soit noble, cette noblesse fait défaut dans nos mouvements.
Par éthique, nous entendons le soin que l'on porte à la relation entre les valeurs, les comportements des activistes et les modes de luttes. L'éthique appliquée exige que nous portions une attention particulière aux besoins humains des activistes tout au long de leur vie, d'une part, et de l'autre, elle nous enseigne les conditions qui doivent soutenir et nourrir les convictions et l'engagement militant. L'éthique exige que pour toute volonté ou nécessité de rendre publiques et de financer les revendications et les actions des mouvements, il est tout aussi primordial d’accorder une attention particulière sur la manière dont se forment les mouvements. Qui les forme? Quels sont les profils des personnes (y compris leur parcours individuel) qui portent cette émergence? Dans quelles conditions matérielles émergent ces mouvements? Quels liens affectifs tissent les activistes?
Le temps est aussi une question d'éthique.
L'urgence dans laquelle les mouvements émergent et évoluent nous rend aveugles au besoin de penser nos luttes de façon humaine. Cet aveuglement heurte les activistes plus que tout. Quelle est notre infrastructure de soutien à cette féministe aînée de 60 ans, qui s'est donnée pour le mouvement mais qui aujourd'hui tombe dans une situation de paupérisation extraordinaire et d'isolement? Cela nous renvoie à remonter dans le temps pour examiner quel était son parcours de jeune activiste, dans quelles conditions matérielles elle a débuté, avec quel soutien structurel, politique, affectif et financier.
L'histoire a la fâcheuse tendance à se répéter. En ce moment, de jeunes activistes et des mouvements féministes émergent presque partout dans le monde. En Afrique de l'Ouest dite francophone, le mouvement commence à prendre de l'ampleur. Mais dans quelles conditions? On se pose très peu cette question. La répétition de l'histoire est une invitation à apprendre d’elle et à changer son cours actuel. Nous pensons fortement que cette nouvelle génération de féministes porte en elle un réel potentiel de transformation, à condition qu'elle fasse de la question de l'éthique un impératif collectif.
Dans un rapport (à paraître) de cartographie des jeunes organisations, collectifs et mouvements féministes dans six pays d’Afrique de l’Ouest, commandité par FJS, les questions portant sur l’identité des activistes et leur parcours individuel se révèlent tout aussi importantes que leurs revendications et leurs stratégies de luttes.
La lutte d'une jeune femme cisgenre, issue d’un milieu urbain et bien connectée à un soutien structurel du monde hétéronormé, n'est pas la même que celle d'une jeune activiste trans, lesbienne, vivant avec un handicap, travailleuse du sexe ou domestique (pour ne citer que celles-ci). À titre d’exemple (tiré du rapport à paraître), l'une des particularités communes aux différents groupes est que la plupart fonctionnent (ou ont fonctionné au début) sur fonds propres. Qui a accès à un emploi décent dans nos sociétés africaines de plus en plus conservatrices? Les jeunes féministes femmes cisgenres et hétérosexuelles. Elles peuvent jouir d’une stabilité professionnelle tout en mettant en place leur organisation, qu'elles autofinancent au début (ou sur le long terme). Certaines peuvent se considérer suffisamment en sécurité financièrement pour démissionner de leur poste et se consacrer à l'activisme à temps plein. Cette expérience professionnelle et leurs réseaux leur donnent davantage de valeur aux yeux des bailleurs de fonds, facilitant ainsi leur accès aux financements. Les montants et la qualité de fonds dont bénéficient ces activistes ne sont pas les mêmes que ceux d'une activiste dont l'existence-même est criminalisée, marginalisée et discriminée (et ce, même au sein des mouvements féministes).
Le futur, c’est aujourd’hui.
Cette activiste, qui vit et milite dans la peur, la honte et l'isolement, qui connaît la précarité intimement, et qui a appris à normaliser ses conditions de vie et de militantisme, se contentera de très peu en termes de soutien (émotionnel, sécuritaire, financier). Alors, que deviendront la lutte et la vie de cette féministe aînée de 60 ans, qui s'est tant donnée pour le mouvement? Au-delà de son militantisme, voit-on cette ainée de 70 ans?
L'ambivalence que les générations actuelles d'activistes ont envers ces aînées est un reflet de notre rapport à l'âge. D'un côté, nous célébrons certaines devancières pour leurs luttes, et de l'autre, nous en blâmons d'autres de ne pas céder le pouvoir, d'être toujours « la présidente de son association même après 30 ans ». Le constat s'arrête là généralement. A-t-elle les moyens matériels de prendre sa retraite? Qu'adviendra-t-il d'elle à sa retraite? Quel rôle y aura-t-il pour elle dans l'association à laquelle elle a donné toute sa vie de militante?
La peur, oui la peur, et la honte d'avoir peur. Peur de la solitude, de l'isolement, de l'invisibilité, du sentiment d'abandon et d'inutilité. Cette peur, et non la soif du pouvoir, peut être l'une des raisons qui incitent une aînée à s'accrocher à « son siège ». Cette peur est encore plus cruelle pour une activiste qui a toujours milité dans la précarité, qui n'a jamais eu de salaire, qui a appris à subsister grâce à des per diem. La retraite rime avec la perte même de ces maigres ressources, donc avec la pauvreté, la vulnérabilité et l’isolement qui y sont associés.
Faire la lumière sur la diversité et la disparité dans nos mouvements nous permettra de penser les infrastructures de soutien qui prennent en compte toutes ces réalités.
Nous n'avons pas la prétention d'avoir des réponses aux questions partagées dans ce billet, mais au-delà de vouloir interpeller, nous souhaitons offrir des pistes de réflexion à nos mouvements féministes dans toutes leurs diversités et des recommandations aux bailleurs de fonds qui nous soutiennent et veulent nous soutenir.
À nos mouvements
Nous offrons les pistes de réflexion suivantes, tout en espérant que certains des points abordés dans cet écrit feront l'objet de bien des rencontres de concertations dans un futur proche.
Il y a urgence à penser délibérément nos modèles de luttes de manière humaine. Quelles sont les conditions qui nous aideront à réfléchir de manière délibérée et politique à la question de l'éthique dans la culture de nos luttes féministes?
Penser nos cultures de militantisme, c’est également articuler comment nous préparons et accompagnons les générations d’activistes tout au long de leur évolution dans nos mouvements. Comment comprenons-nous la question de la pérennité au-delà de la préoccupation financière?
Pensons la vie militante tout au long du parcours des êtres humains que nous sommes et intégrons ces besoins dans nos plans stratégiques.
Quels rapports entretenons-nous avec l’âge? Quel est le lien entre l’âge, la sécurité, le bien-être et la vitalité de l’engagement?
Quelle dimension prend la question de l’âge dans un contexte de sororité et de solidarité?
Quelle est notre relation à l’argent et au temps?
Jeunes ou aînées, de milieux urbains ou ruraux, il est absolument nécessaire de travailler davantage ensemble, de collaborer de plus en plus, avec nos identités, nos particularités, et nos pluralités. Créons des espaces intergénérationnels et de diversités, initions des plateformes de revendications transversales.
En tant que mouvements, et personnellement en tant que militantes, il est temps pour nous d’investir en vue de réduire progressivement notre dépendance vis-à-vis du monde de la philanthropie classique, en créant de plus en plus de fonds féministes indépendants des structures capitalistes. Nous pouvons nous inspirer d’expériences menées par divers mouvements politiques de libération à travers le monde.
Aux philanthropes
Plusieurs d'entre vous soutiennent les organisations et les mouvements de jeunes féministes, ce qui est absolument nécessaire pour faire avancer l'agenda des droits des femmes. Cependant, il est tout aussi nécessaire de financer des programmes répondant aux besoins des aînées, car faire avancer l'agenda des droits des femmes concerne l'ensemble de leur vie. Le déni de droits aux femmes ne diminue pas avec l'âge, il persiste et empire.
Commanditez des études sur les conditions de luttes et les besoins des activistes de plus de 50 ans.
Accompagnez les mouvements et activistes à définir des politiques de prise en charge holistique qui reflètent les différentes étapes de la vie des militantes et des organisations, et prendre en compte ces besoins dans vos politiques de financement.
Accompagnez les mouvements dans l’articulation de leurs besoins de transition de leadership au-delà de la question de passation de pouvoir afin de prendre en compte les besoins humains des leaders sortantes.
Soutenez les activistes à vivre de leur activisme grâce à des subventions qui soutiennent un salaire décent, une protection sociale, y compris l’assurance santé et la retraite.
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À propos des auteures de ce billet
Awa Fall-Diop est une militante féministe panafricaniste, très impliquée dans le mouvement associatif en faveur des droits des femmes et de la justice sociale, au Sénégal, en Afrique et dans le monde.
Mariam Armisen est une activiste féministe africaine, chercheure autodidacte, écrivaine, organisatrice communautaire et consultante internationale auprès de bailleurs de fonds.
Photos de Mariam Armisen