QUAND LE COEUR S’EXPRIME À TRAVERS LA PHOTOGRAHIE

Kan-Tigui en conversation avec la jeune photographe Malienne, Kani Sissoko

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05.15.23

Vu que la photographie m'a vraiment permis de m'exprimer, de dire ce que j'avais sur le cœur, c'est à partir de ce moment que j'ai considéré la photographie comme la liberté.

œuvres de Kani Sissoko
entretien de Mariam Sako Armisen

Mariam Armisen:  Peux-tu nous dire qui est Kani Sissoko?

Kani Sissoko: Kani Sissoko est une fille qui a pris le goût à la photographie et qui a vraiment réussi à s'exprimer avec la photo, donc c'est ce qui a fait de moi une photographe. Je suis Kani Sissoko, la photographe malienne.

Mariam: Tu peux nous parler justement de ce goût, de ton cheminement vers la photographie et aussi du moment où tu as décidé de devenir photographe à part entière.

Kani:Ma passion pour la photographie date de depuis 2009. Déjà, je suis sortante de l'Institut National des Arts (INA), on avait là-bas une matière, l'audiovisuel. Donc je m'intéressais un peu à la photographie, mais pas tellement. Je n'avais pas envisagé de faire la photographie comme métier. En quatrième année, on nous envoyait dans de différentes institutions pour des stages de trois mois et moi j'ai eu la chance de tomber sur le musée national. C'était en 2009 et ça coïncidait avec les rencontres de Bamako dont le thème était les frontières.

On ne nous éduque pas à trop parler, parce qu'ici, on a peur de la parole. Même si on a des choses sur le cœur, il faut quand même se taire. Alors je me suis dit : “Voici un métier que moi je peux utiliser pour dire ce que j'ai envie de dire, sans vraiment utiliser la parole qui est un outil auquel on n’a pas accès”.


En regardant ces photos, j'ai vu une autre dimension de la photographie qui m'a vraiment fascinée. Ces photos me parlaient, elles avaient un langage que je comprenais. Mais dans notre société la parole est tellement réservée, surtout aux enfants. On ne nous éduque pas à trop parler, parce qu'ici, on a peur de la parole. Même si on a des choses sur le cœur, il faut quand même se taire. Alors je me suis dit : “Voici un métier que moi je peux utiliser pour dire ce que j'ai envie de dire, sans vraiment utiliser la parole qui est un outil auquel on n’a pas accès”.

C'est là que j'ai décidé de faire la photographie, de la prendre comme métier. Donc tout mon amour pour la photographie a commencé en 2009, mais c'est en 2014 que j'ai vraiment eu la chance de pratiquer ce métier.

Mariam: Serais-tu passée par une formation ou bien tu es autodidacte?

Kani: Je peux dire que je suis autodidacte, parce qu'après l'Institut National des Arts, je n'ai pas eu la chance de faire une formation en photographie. Il y avait certes un centre au Mali, mais je n'ai pas pu me faire former. Par ailleurs, j'ai suivi une formation de deux semaines, j'ai quand même cherché à connaître les options pour la prise de vue. C'est après avoir compris les différentes options de l’appareil que j'ai commencé avec mes séries personnelles.

Mariam: Merci. Alors, peux-tu nous dire quelle est ta compréhension, ta définition ou ton approche de la photographie artistique? ou Selon toi, qu'est-ce que la photographie artistique?

Il y a aussi une série que j'ai appelé Worotan (dix colas) parce que c'est avec Worotan qu'on cherche la femme, car avec Worotan c'est symbolique.


Il y a aussi une série que j'ai appelé Worotan (dix colas) parce que c'est avec Worotan qu'on cherche la femme, car avec Worotan c'est symbolique. J'ai une cousine qui s'est mariée. Ce jour-là, la dame m'a appelé pour aller filmer. J’ai filmé le jour où elle devait partir chez son mari. Elle était entourée de ses tantes, quelques sages du quartier, mais sa mère n'était pas là. On donnait des conseils à la fille comme quoi :

“Tu dois obéir à ton mari”,

“Tu dois l’accepter",

“Il doit avoir quatre femmes”,

“Même s'il découche, ce n'est pas un problème, tu es déjà sa femme”.

Je n'étais pas la mariée mais en réalité j'étais plus blessée que la mariée. Je n'ai pas attendu le discours comme quoi : “Celle-là doit être heureuse”, j'ai dit : “De tout ce que vous dites, est-ce qu'elle n'a pas un cœur qui désire d'être aimé ? Est-ce qu'elle le fait juste pour subir ?” Parce que ce genre de situation me remonte tout le temps vers la situation de ma mère. C’est la raison pour laquelle j'ai traité cette série et j'ai pris une célèbre chanson malienne (Sandaly Kanté - Foudou) qui dit : “Worotan be mousso kè djon yé”. Ce qui veut dire : “Les dix colas rendent la femme esclave pour son mari”. J’ai alors travaillé sur cette affirmation et j’ai dit : “Je préfère que Worotan soit le symbole de l'amour, du respect et non pas la privation de la liberté”. Je me suis dit que finalement on n’existe pas. Si c’est ça le mariage, est-ce que le mariage n'est pas égal à la prison à ciel ouvert ? Donc c'est ça la raison pour laquelle j'ai essayé de traiter ce sujet Worotan. Ensuite, j'ai eu à traiter Quand les murs parlent.

Ensuite, j'ai eu à traiter Quand les murs parlent.

Mariam: C'est à travers Quand les murs parlent que j'ai connu ton travail qui est si poignant, est-ce que tu peux nous parler de cette série-là ? Et aussi nous dire ce que tu entends quand les vieux parlent. Qu'est-ce-que les photos de cette série nous disent ?

Kani: Les murs parlent toujours sur les conditions des femmes. Moi je suis une femme, j'étais une fille, j’étais une fillette, donc je mets plus l'accent sur notre éducation, la façon dont on est éduquée. Et comme je le disais il y a peu, j'ai eu la chance d'être avec des femmes de cette société et j'ai compris beaucoup de choses. Au même moment, j'entendais tout le temps l'émancipation des femmes, l’autonomisation des femmes et que des femmes se battent, qu’il y a des féministes qui parlent. Et chaque fois que je parle avec les femmes, elles n'abordent que de la sexualité et comment faire pour retenir son homme. Elles passaient le temps à parler de ça, mais est-ce qu'il n'y a pas autre chose ? Mais j'ai compris que c'est comme ça qu'on nous a éduqué.

Alors là, quand j'étais toute petite ma mère me disait tout le temps de me marier, elle me parlait toujours du mariage :

“Si tu ne te maries pas, tu vas me déshonorer”,

“Je ne peux pas regarder mes semblables en face”.

Si tu n'es pas forte de caractère, tu laisses ton oreille pour te marier. Et tu vas croire que le mariage c'est une vie.

Mariam: J'aimerais un peu rester sur ce que tu disais, parce que je trouve intéressant que malgré ce que tu voyais de la condition du couple de ta maman, sa condition dans son couple, elle croyait toujours que le mariage c'est le futur, que tu devrais te marier, donc je me demande quel genre de conversation tu as dû avoir avec elle sur ce sujet-là. Ou alors, si tu es comme moi, tu dis "oui, oui, oui" et puis après c'est non.

Kani: Au début, c'était comme ça. Au début, je disais "oui, oui, oui", et après, c'est bizarre, parce que ses amiEs aussi, à un moment donné, notre famille était comme le grain des femmes, donc il y a beaucoup de ses amies qui partaient à la maison et causaient. Tout le monde parlait du problème de son foyer. Certains problèmes, moi je disais que je ne pouvais pas supporter ça, et en même temps, ces femmes-là me mettaient la pression pour que je me marie. Donc un jour, je dis que la vraie violence de la femme c'est vraiment psychologique, pas physique. Parce qu'il est tellement ancré dans notre tête que le mariage est bien, même si nous on meurt, on oblige nos enfants à se marier pour l'image de la société, pour la bonne image de la famille, mais à quel prix ? Donc on s'en fout que ton âme soit en amertume ou pas, et qu'on ait un cœur brisé, mais il faut se marier.

Kani: Vu que la photographie m'a vraiment permis de m'exprimer, de dire ce que j'avais sur le cœur, c'est à partir de ce moment que j'ai considéré la photographie comme la liberté. Pour moi, la photographie artistique apparaît comme une liberté.

Mariam: Merci. Tu viens de dire que tu as commencé avec la photographie pour pouvoir exprimer ton intérieur ou mettre en communication, en dialogue l’intérieur et l’extérieur. Peux-tu un peu plus élaborer ceci? Comment ton intérieur, à travers la photographie, communique avec l'extérieur, ton environnement ? Que ce soit au niveau de la famille, mais aussi au niveau de la société malienne.

Kani: Il a été facile pour moi de m'exprimer sur la réalité de la société malienne. J'avoue que la société malienne est très organisée, parce que toute petite, je voyais mes ami.es avec leurs parents et des couples. Pour moi, il y avait de l'harmonie. Mais par contre, moi ma mère n'était pas heureuse, ça je le savais depuis toute petite. Je connaissais cette réalité d'elle et j'ai vécu un peu dans sa douleur. Lorsqu’il y avait des problèmes avec mon père, elle désertait la maison et je la suivais. Et ses parents disaient: “tu retournes chez ton mari et tu lui obéis. C’est ton mari.”

Je disais à mes autres camarades: “Vous vous n'avez pas de problème”, parce que je voyais une société organisée autour de moi. Mais avec l'âge, j'ai eu à côtoyé un moment beaucoup de femmes de la société malienne et je me suis rendue compte que le problème de ma mère était universel. Toutes les femmes vivaient les mêmes réalités, sauf qu'elles le prenaient comme ça, elles l'acceptaient. Donc, quand j'ai commencé la photographie, j'avais tout ça en moi et quand j'étais toute petite, on me disait tout le temps: “Les problèmes de tes parents ne te regardent pas”, alors qu’au fond de moi, ça m'a tellement brisé et je ne pouvais pas parler.

La photographie m'a permis d'expliquer tout ça, de travailler sur les différents sujets de la femme, d'évoquer, de montrer aux autres ma réalité à moi, ma manière de penser. De poser des questions, les gens ils peuvent voir mes questionnements à travers mes images, par rapport à la réalité de cette société.

Mariam: Justement, est-ce que tu peux nous parler de certaines des séries à travers lesquelles tu explores ces réalités.

Kani: Par exemple, si on prend ma première série Racines, qui parle un peu de la pratique ancestrale. Notre religion est ancestrale. Moi, je suis née musulmane et je suis musulmane, mais j'ai des ami.es chrétien.ne.s que j'ai côtoyé. Mon copain est chrétien et notre seul souci, c'est qu’on n'est pas de la même religion. Donc cela a joué sur nous. Dans ma série, j'ai évoqué les liens, je me suis posé des questions et j'ai posé des questions à la société: “Vu que l'Islam et le Christianisme sont des religions importées en Afrique, qu’est-ce que ces deux religions ont en commun?”; parce que malgré toutes ces situations, on retourne à la source qui est la Géomancie. Donc le point où je me retrouve avec les chrétien.ne.s, j'ai essayé de le mettre en valeur. J’ai dit : “Cette religion ne nous appartient pas”. C’était donc ma position face à ce fléau.

J’ai parlé aussi à Affliction. Affliction, parce que c'est un travail sur les écorces. À un moment donné, je me suis retrouvée à travers les écorces. Et j'ai vu les photos des écorces où je pouvais voir les formes féminins, les formes de sexes féminins, il y a des sexes qui me parlaient. Moi, je me suis vue dans ces truck-là en fait. Du coup, cela a vraiment suscité en moi des questionnements ou même des réponses à mes questions. En réalité, ma société, comme je l'ai dit, est une société organisée mais souvent il y a des exceptions. Par exemple moi, ma mère ne m'a pas excisée. Et toute petite, j'ai eu ce problème, vu que mes camarades étaient excisées, je voyais tout le temps cette différence entre elles et moi.

Souvent elles m'insultaient, donc ça a été l'une des raisons pour lesquelles je me suis éloignée des gens, je ne trainais pas trop avec les amies, parce que j'avais peur du jugement et j'avais honte aussi en même temps. Mais quand j'ai réalisé cette série, il y a des images par exemple que j'ai vu, des images de sexes avec des clitoris et je l'ai surnommé tout juste puissant et il y a des images aussi que j'ai vu sans ça, les images du corps féminin, mais j'ai mis juste de la peinture rouge dedans et j'ai dit : “vous me critiquez mais en réalité moi je me demande, est-ce que l'excision n'est pas égale à la castration? Exciser quelqu'un, est-ce que ce n'est pas couper une partie de son corps?” C'est donc en faisant cette série que j'ai accepté ma situation, qu'elle soit bonne ou pas, je l'accepte.

Worotan_Kani Sissoko

J’ai montré La folie nocturne au Mali, qui parle de la séparation. Les gens ont vraiment aimé parce que beaucoup de personnes m'ont dit qu'ils ont vite compris la séparation. Même les hommes. C’est vrai que je suis une femme et que j'ai essayé de photographier ma douleur mais les gens se sont sentis dedans.


Un jour, j'ai eu à dire à une amie de ma mère. Le jour-là personne n'a parlé, je sortais et elle m'a appelé: Tu vas où?” Je lui ai répondu que je dois aller voir des collègues, mes collègues photographes, qu'on avait des choses à faire. Elle dit : “Mais toi là, au lieu de passer ton temps à te promener, s'il te plaît, aies pitié de ta mère et marie-toi”. Je dis non je ne veux pas me marier, parce que je ne veux pas être comme vous. Je lui ai dit ça et je suis partie. Jusqu’à présent, ma mère me glisse souvent cela dans nos échanges, mais elle connaît ma position par rapport à tout cela.

Mariam: Je me demande si à travers la série Quand les murs parlent, si tu as eu à faire un travail préliminaire, tu me disais que chez vous, c'était le grain des femmes, je me demandais si, intentionnellement pour ce projet spécifiquement, est-ce que tu as eu des conversations avec les femmes, par rapport à leur relations avec les murs, le foyer, leur mission, et quels sont les aspects, à travers ces conversations là que tu as eu et quelles sont les différentes dimensions des murs ? Est-ce que les murs sont libérateurs des prisons, est-ce qu'il y a des possibilités de liberté entre les murs, en dehors des murs, ou autour des murs. Je me demande un peu ce que tu as appris.

Kani: Entre les quatre murs, non seulement j'ai appris un enfermement, parce que c'est comme ça qu'on m'a éduqué. Tous les conseils qu'on me donnait, c'était entre les quatre murs. Dans cette série, je prends les murs comme les véritables témoins de notre problème, parce que les murs en savent plus que les humains. Nos papas ne sont pas là quand nos mères pleurent devant pour nous marier. Et le moment où on nous dit de ne pas refuser, d'être toujours à la disposition de notre mari, peu importe notre état d'âme, une fois mariée, peu importe ton état d'âme, tu dois être en mesure de satisfaire ton homme.

C’est la raison pour laquelle j'ai photographié les femmes en torse nu, avec leurs tenues de nuit, pour montrer à quel point ces femmes sont esclaves, à quel point nous on n'a pas de décision. C’est aussi la raison pour laquelle, à travers les modèles, parce que cette série, c'est de l'autoportrait avec quelques modèles, mais la plupart sont des autoportraits. Donc du coup, malgré tous ces accessoires, moi je ne vis pas pour moi. Je vis juste pour faire plaisir à mon mari, peu importe mon humeur, on s'en fout de ça, je suis là et je suis là. En tant que femme, est-ce que je ne me voyais pas comme un objet sexuel ? Même si je suis fâchée, je n'ai pas le droit d'exprimer ce que j'ai sur le cœur, mais je dois juste être en mesure de satisfaire mon homme. C’est pourquoi j'ai mis les femmes en torse nu avec les baya qui est un peu culturel, parce que les femmes mariées doivent avoir ça.

La Folie Nocturne_Kani Sissoko
La Folie Nocturne_Kani Sissoko

C’est vrai que c'est quelque chose de séduction mais dans la série, c'est comme ça que les femmes sont dans leurs murs, dans leurs chambres pour se coucher. Et ces chambres ont été symbolisé par les murs, car tous les problèmes se passent là. C’est vrai que le mur est souvent libérateur, puisque quand on était enfant, on se cognait contre les murs, mais à un moment donné, c'est à nous de nous libérer, personne ne le fera à notre place. Les gens essaieront toujours de réparer l'image de la société, mais c'est à nous de voir aussi notre état d'âme. Et si la bonne image de la société, va vraiment me briser ou m'arracher ma joie de vivre, mon objectif d'être dans ce monde, c'est à nous de voir, de choisir ce qui est bien pour nous.

Je crois qu'au Mali on naît féministe. On ne décide pas d'être féministe mais on naît, qui que ce soit, les hommes et les femmes, nous sommes tous des féministes. Parce que pour les hommes, vous défendez vos mamans.


Mariam: Merci. La plupart des photos, surtout les photos des femmes, les modèles avec des torses nus, sont de dos. Et toutes les photos ont été prise derrière et contre des murs de différentes couleurs, je me demande ce que cela symbolise, s'il y a un message, à travers ces différentes couleurs des murs. Et aussi à part le fait de protéger l'identité des personnes torses nus, en les photographiant de face, s'il y a autre chose qui est derrière ce choix de prendre les photos de dos.

Kani: Oui, ce choix est vraiment personnel, car dans toutes mes séries, il est rare de voir les visages, que ça soit les murs ou autre chose. En réalité, je n'aime pas trop les photos avec les visages, je me concentre plus sur le message, que ça soit mes photos ou autres, lire le message est mieux que voir le visage. Peut-être que c'est quelque chose qui vient de moi, il se peut que je sois comme ça, malade de voir les photos avec le visage, ça ne me parle pas trop.

Mariam: Tu peux nous en dire un peu plus sur les couleurs, les textures des murs. Les murs ont des textures.

Kani: J’ai fait le choix de ces murs parce que ce ne sont pas des murs lisses, il y a beaucoup de textures, de couleurs, etc. Je me dis que ces murs-là ont tellement de choses à dire, ont tellement subi, et sont témoins des douleurs que les femmes subissent.

Moi j'ai été témoin de choses qui m'ont vraiment traumatisé. Donc je me suis vraiment questionnée sur l'état de ces murs-là, car je les ai personnalisés. En réalité, je ne les voyais pas comme des objets qui ne vivent pas, j'ai toujours dit que les pauvres sont en train de subir avec nous, raison pour laquelle j'ai fait le choix des murs avec beaucoup de couleurs, qui ont vraiment des textures. Je peux représenter les traces des douleurs, leur blessure à eux.

Mariam: Exactement, c'est tellement poignant ceci, les grains, il y'a de la texture dans nos douleurs, comme tu disais, personnaliser la douleur, ne pas la contenir de façon abstraite, comme on dit : " oh c'est dans ta tête ", " oh tu es trop sensible ou ceci ou cela" mais en personnalisant les douleurs,

La Folie Nocture de Kani Sissoko

en les montrant à tout le monde pour les voir, on peut toucher ces murs-là, on peut toucher ces murs-là, on peut voir à quel point ça coupe, si tu mets le dos de la main, ça te gratte la peau. Et les murs aussi sont les compagnons les plus fidèles de la femme, ils ne sont pas que des témoins, mais parfois il faut attraper les murs pour ne pas perdre son équilibre, littéralement et figurativement. Et ça nous sauve pour pouvoir partager nos poids, ou pleurer contre le mur, et ça nous aide à absorber les pleurs, tout le temps, il y a tellement de symbolisme, tellement choses de nos rapports en tant que femmes africaines, avec les murs. Donc c'était vraiment très poignant pour moi, qui en regardant cette série, je me suis exclamé " waouh ! " Il faut une incroyable sensitivité pour pouvoir lire nuance, pour pouvoir lire entre les mots et entre les murs, pour pouvoir ressortir toutes ces nuances comme tu l'as fait. C’est vraiment très poignant comme série. Merci vraiment de nous faire cette offrande, on en avait besoin.

Et je pense que la suite, en restant sur cet aspect créatif pour toi, je me demandais on vient de toucher à tout ceci, mais la photographie reste comme un outil d'expression ou même de reconstruction des réalités des femmes. Pourrais-tu nous parler de la nécessité de ceci, surtout pour les femmes de s'approprier la photographie, parce qu’au début c'était un outil des ondes, et maintenant on s'en approprie, si tu peux nous expliquer le pourquoi de ce besoin, et pourquoi l'interdire au lieu de s'approprier la photographie pour pouvoir exprimer ou même reconstituer nos réalités.

J’ai fait le choix de ces murs parce que ce ne sont pas des murs lisses, il y a beaucoup de textures, de couleurs, etc. Je me dis que ces murs-là ont tellement de choses à dire, ont tellement subi, et sont témoins des douleurs que les femmes subissent.


Kani: Avant, la photographie était un métier d'homme, c'était comme ça que les gens le voyaient, parce que même tout récemment, même quand on commençait la photographie, c'était comme ça, car on nous disait : “la photographie c'est un métier d'homme, tu n'as pas à faire ça”. Mais il y avait pour moi la nécessité de le faire, parce que j'ai trouvé ma voie dans la photographie, j'ai trouvé ce que je voulais. Puisqu’on ne m’a pas appris à m'exprimer par la parole. Mais avec la photographie, je pouvais le faire, et là je ne me suis pas considéré comme un homme ou une femme, je me suis juste considéré comme étant un être humain. J’ai embrassé ce métier et je crois qu'aujourd'hui, il y a beaucoup de femmes qui sont dans cette position, elles sont nombreuses à faire la photographie. Les femmes que je connais ont vraiment eu des histoires terribles et elles ont facilement trouvé leur voie avec la photographie. Ça a été comme une thérapie pour nous et avec la sensibilité féminine aussi, vraiment ça apporte beaucoup. Parce que, d'une manière ou d'une autre, on a vraiment une histoire en commun.

Souvent dans les ateliers de femmes auxquels j'ai eu à participer, surtout au Mali, il m'arrive de pleurer, parce qu'à travers nos échanges, le moment où chacun parle de sa vie, vie privée ou personnelle, on le sent. Beaucoup de femmes aujourd'hui, font ce métier par nécessité, parce qu'on a besoin de le faire, on a besoin vraiment d'être guéries. Donc la photographie, c'est une thérapie pour moi, avant d'être quoique ce soit.

Mariam: Merci. Je me demande justement, étant donné que la photographie on connait certains des grands noms de photographes maliens, Malick Sidibé et autres, je me demande comment ce milieu-là, le milieu de la photographie au Mali, ou même dans la sous-région, en Afrique de l'ouest, comment ce milieu t'a accueilli ? Si tu as dû aussi mener un combat, pour non seulement te faire accepter, mais aussi pour te faire respecter en tant qu'une artiste à part entière.

Kani: Aujourd’hui, je peux dire que la photographie a un regard un peu positif ici au Mali, par rapport aux années passées. Je peux dire que les maliens comprennent la photographie, on a un regard vraiment positif dessus, et comme tu l'as si dit, en tant qu'artiste, c'est à nous de nous faire respecter. Au début, c'était tout un combat, et même pour moi, cela a été un combat. Aujourd’hui je suis accepté, et le fait que les gens arrivent à se retrouver dans mon sujet, ça aussi a beaucoup joué dans mon travail. Et ça a fait que les gens m'ont accepté, et les gens aiment mon boulot, parce que beaucoup de gens se retrouvent dedans.

En famille, un jour je me souviens avoir montré une série à ma tante. Ma mère, elle, est tellement religieuse, elle n'aimait pas du tout que je sois photographe. Elle est religieuse, donc elle était tout le temps fâché contre moi. Et elle disait à ma tante que je me suis enfermée deux nuits dans la chambre et je ne faisais que des conneries dans la chambre, comme quoi je faisais des photos. Ma tante m'a demandé : “Mais qu'est-ce que tu vas photographier dans ta chambre puisqu'il n'y avait rien, il n'y avait pas de personne”. Je lui ai alors répondu que j'ai photographié moi ma douleur, par rapport à la séparation.

J’ai dit : “Tantie Awa tu sais, moi je viens de me séparer avec mon copain. Ma mère au lieu de me soutenir, dit que c'est bien fait pour moi, parce que c'était juste une relation sans valeur, il n’était pas question de mariage, alors que c'était une question de cœur”. Donc je lui ai montré ces photos. Ce qui m'a choqué, c'est qu’au début, j'étais là en train de taquiner ma mère en disant : “C'est une question de cœur, je m'en fous du mariage, je veux juste être heureuse”. Donc j'ai montré les photos que j'ai faite pendant deux jours à ma tante.

Quand elle a regardé les photos, elle a failli pleurer, elle m'a dit : “Kani, tu as pris mon histoire pour en faire un missile, parce que cette série ça parle de moi”. Ensuite, je lui ai montré une autre photo et le texte, elle était tellement choquée, elle dit que cette série parle d'elle, parce qu'elle était en difficultés avec son mari, elle était aussi en phase de séparation, donc elle a pu vraiment sentir ma douleur, elle a pu vraiment partager ce que moi je sentais, quand je faisais la série. Donc cette tante-là m'aime bien. À partir de cette série, elle m'encourage. Tout le temps quand elle me voit, elle me dit qu'elle est d'accord avec ce que je fais, elle me dit d'aller de l'avant parce qu’elle a pu se voir à travers ma série. Et c'est comme toutes les femmes qui regardent les photos de ma série. Et je sens vraiment qu'il y a des femmes qui se retrouvent, soit ce sont des hommes qui se retrouvent à travers mes séries.

Mariam: Justement, j'allais te demander si toutes ces séries ont été montré au Mali, et quelles ont été les réactions des gens?

Kani: Oui, la plupart, mais Affliction non. J’ai montré La folie nocturne au Mali, qui parle de la séparation. C’était en 2018 et la série a eu le premier prix sur un festival au Mali et un prix spécial du jury au Maroc. Alors, quand j'ai montré cette série au Mali, les gens ont aimé, les gens ont vraiment aimé parce que beaucoup de personnes m'ont dit qu'ils ont vite compris la séparation. Même les hommes. C’est vrai que je suis une femme et que j'ai essayé de photographier ma douleur mais les gens se sont sentis dedans.

J’ai eu une amie à travers cette série, elle est aussi photographe, elle s'est rapprochée de moi et m'a dit qu'elle voulait aussi aborder cette thématique mais qu'elle ne savait pas quelle arme utiliser pour le faire, mais qu'elle vient de trouver. C’est comme si j'avais travaillé pour elle : “Moi je crois que tu as fait ce travail là pour moi, et non pas pour toi”. Donc les gens ont vraiment apprécié.

Quand les murs parlent aussi, avant de montrer ces photos, j'ai posté le texte un jour, sur les réseaux sociaux, le texte de la série, et j'ai vu les réactions. Toutes les femmes qui ont commenté les photos ont dit :

“Ah petite sœur tu as raison. Parce que le moment où nos mamans nous disent : si tu fais ça, ça sera bien pour moi, on le fait avec fierté, mais après, une fois dedans, on se rend compte qu'on a fait une grave erreur”. 

Donc il y a beaucoup de femmes qui ont dit ça, mais il y a des hommes aussi qui m'ont dit que c'est tellement vrai. J’ai eu un commentaire un peu incompris de la part d'un monsieur qui a commenté en disant : “Mais Kani, n'oublie pas qui tu es, il ne faut jamais d'attaquer à nos valeurs”.

J’ai dit :  “Non mon frère, vous ne m'avez pas compris. Au contraire, la valeur africaine respecte tellement les humains, notre valeur ne met jamais la vie de quelqu'un en danger, sacrifier la vie d'une femme comme ça. Les femmes ont toujours été respecté dans mon pays, mais récemment je ne sais pas ce qui se passe, avec cette histoire d'honneur “. Et à cette affirmation, il y a des hommes qui ont encore répondu : “Non vous n’avez pas compris Kani, elle voulait dire ceci et cela”.

Après, j'ai vu un autre monsieur un jour. On a parlé et il m'a parlé du commentaire du gars. Alors, j'ai dit au monsieur : “Relisez le texte, je ne me suis jamais attaqué aux hommes, moi ne m'attaque pas aux hommes, je parle de moi, de ma routine et des autres femmes. Je parle aux femmes, mais je ne m'attaque pas aux hommes”.

Au monsieur de dire : “J'ai lu le commentaire Kani, je crois qu'il ne t'a pas compris, alors que ce que tu as posté, si les femmes arrivent à faire ça, si elle se rendent compte que la vie même n'est pas comme ça, même nous on sera heureux”. (Rires) Voilà ce que le monsieur m'a dit. Parce que lui, l'obéissance qu'il veut dans son foyer, ce n'est pas ça. Ce qu'il veut, c'est de sentir l'amour, une femme qui l'aime. Mais une femme qui fait tout pour ne pas l'offenser, c'est ce que lui il voit. Il dit : “J’ai trouvé ton texte tellement pertinent, et j'aime bien ce que tu fais”.

Mariam: On va terminer avec deux autres questions. Je me demande si on te traite de féministe au Mali, ou alors ce mot n'est jamais venu, on ne te l'a jamais jeté à la figure ?

Kani: Si ! Si ! Mariam, on me traite de féministe, c’est ce qui est grave. On me traite de féministe, mais ce n'est pas aussi grave que ça. Ce que je dis c'est : ce n'est pas grave si vous me traitez de féministe, mais je crois qu'au Mali on naît féministe. On ne décide pas d'être féministe mais on naît, qui que ce soit, les hommes et les femmes, nous sommes tous des féministes. Parce que pour les hommes, vous défendez vos mamans. Chaque fois que je discute avec vous, vous dites : non ma maman a beaucoup souffert.

Mais moi je ne dis pas qu'il ne faut jamais maltraiter les femmes. C’est comme je dis : C'est ça votre erreur. Est-ce que si je fais ça, je vais vivre pour moi ? Alors que j'ai envie de vivre pour moi. Donc si les femmes voient que celle-là, voilà il faut qu’on se pose la même question qu'elle, tant mieux. Et si vous me traitez de féministe à cause de ça, alors je parle de moi.

Mariam: Très bien. Merci. Dernière question, pour ne pas prendre trop ton temps : est-ce que tu travailles en ce moment sur d'autres projets, ou alors, est-ce qu'il y'a des projets qui trottinent un peu dans ta tête. Je me demande même comment tu commences, comment tu envisages un projet ou une série. Si tu veux commencer les recherches, comment ça se passe pour toi pour un sujet en instance ? Pour un projet qui commence à prendre naissance en toi, je me demande quel est le processus artistique, et si tu travailles présentement sur quelque chose.

Kani: Actuellement, il y a deux projets en cours, parce qu’il y a quelque chose que je voulais vraiment réaliser depuis. Je peux dire que ça parle de moi, car ce sont les deux histoires qui m'ont toujours marqué. Il s’agit de deux légendes du Mali, qui m'ont tellement marqué, donc j'ai envie de faire une série sur ça. Et cette série, j’ai envie vraiment de la faire dans le bon style, d'une manière assez... Mais je suis en train de voir, parce que je fais les premiers croquis, je suis dans la phase expérimentale pour cette série. Et bien sûr que ça va être accompagné d'une vidéo de .4 min, et les photos avec la vidéo, ça sera la première fois de me lancer dans ça, mais je compte bien le faire. Le second projet, c'est d'écrire sur mes séries.

Mariam: Ohh super!

Kani: C’est quelque chose que j'ai commencé, mais je suis toujours là-dessus, et je tiens vraiment à le faire, donc faire un livre sur mes différentes séries.

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