Il nous faut d’autres mots

Awa Fall Diop

27 Février, 2023

Je pense qu’au niveau des féministes noires nous devons rompre avec cette conception du corps qui vient de l’Europe, qui vient des Etats-Unis. Cette conception du corps qu’on ne doit pas toucher.


Awa Fall-Diop est une militante féministe panafricaniste, très impliquée dans le mouvement associatif en faveur des droits des femmes et de la justice sociale, au Sénégal, en Afrique et dans le monde. Elle occupe des positions comme chercheure, éducatrice et formatrice, conseillère spéciales auprès d’organismes donateurs en Afrique de l'Ouest francophone, personne ressources auprès de consortium de partenaires de financement, analystes de politiques et d'organisation politique. Ces positions lui confèrent une connaissance profonde du mouvement social, particulièrement en Afrique francophone. Mme Awa Fall-Diop a dirigé la publication de documents d'orientation allant de l'éducation, au développement organisationnel, aux services sociaux communautaires de base, au genre, à la sexualité, aux conflits, à la communication, au plaidoyer et à divers champs des sciences sociales.

Féministe

Transcription

Awa Fall Diop. Je suis Awa Fall Diop, je viens du Sénégal. Nous venons de vivre le forum des féministes noir.es, des féministes nègres même je dirais. Je n’aime pas le concept de noir qui renvoie à une négativité. Noir, c’est juste une couleur c’est pour cela que je préfère le mot nègre à la place du noir, le mot nègre qui est au-delà de la couleur, qui signifie aussi une histoire, un itinéraire historique, une culture particulière marquée par les siècles de trafics esclavagistes et des résistances face aux esclavagistes. Ce qui ne se dit pas dans l’histoire de l’esclavagisme: Très souvent même enchaînés les peuples noirs ont toujours résisté ensemble dans les bateaux, durant les transports, après les transports. En situation d’esclavage, les peuples noirs ont toujours résisté. Nous sommes ici au Brésil et cette résistance a donné de l'espace au Quilombo qui était des espaces de libération, d’émancipation que les peuples noirs ont eu à construire.

Je préfère le concept nègre qui a attrait à l’histoire du monde. L’Afrique est le berceau de l’humanité et une de mes amies disait que l’Afrique est aussi l’avenir de l’humanité. Ça veut dire que le peuple noir et les femmes noires ont un rôle à jouer dans la construction de ce futur plus humain, plus durable, plus vivable et acceptable. Toujours autour de ce mot nègre, qui pour moi renvoie à une culture spécifique qui est la culture de l’humain, une culture de solidarité, une culture de humanité, une culture du soleil, une culture de l’ouverture et de l’acceptation de l’autre. Si on comptait aujourd’hui le nombre de personnes nègres à travers l’humanité, cette population constituerait la majorité de la population humaine. Quand on dit que l’Afrique est le futur de l’humanité, cela veut dire le croisement, le mélange, l’intersectionnalité que ça soit des races, des langues seront l’avenir du monde. C’est tout cela qu’on a cherché à montrer, à vivre et à travers le forum des féministes nègres. Le forum des féministes nègres parce il y a cet itinéraire historique que nous partageons. Au-delà de la couleur de la peau c’est toujours une histoire d’oppression, de résistance, de lutte que ça soit au Brésil, aux Etats-Unis, sur notre sainte terre mère l’Afrique, c’est cette résistance que nous partageons. Cette résistance est multiple, elle se fait à travers les arts, la littérature, l’action militante directe et même la nourriture. Nous avons été dans un restaurant brésilien où j’ai retrouvé toute la saveur de l’Afrique. (Rires).

Mariam Armisen. C’était magnifique!

AFD. (Rires) J’ai retrouvé la saveur de l’Afrique à travers le parfum de la nourriture et la manière dont la nourriture nous est servi avec amabilité, avec respect et amour. Et c’est ça l’Afrique. Je ne remercierais jamais assez les noir•es du Brésil d’avoir réussi à conserver et préserver cette part de leur africanité. Je parlais de résistance des noir•es, à travers notre manière de nous habiller nous prônons une résistance, nous prônons une identité. A travers la façon de nous coiffer, de parler, de façon exhibitionniste en faisant des gestes, en parlant haut et fort. C’est une partie de notre identité en tant que féministe nègre. Cette façon que nous avons, même si nous vivons dans la douleur que nos différentes histoires sont tachetées de douleurs, d’oppression mais nous vivons dans la joie et dans la joie d’exister, dans la joie de dire que nous sommes ici et que personne ne peut nous empêcher d’être ici, de vivre notre vie et de vivre la joie et c’est aussi une manière de résister. Vivre dans l’amour, nous aimer les unes les autres, parler entre nous, dialoguer entre nous sur ce qui nous réunit d’être féministe et d’être d’origine africaine. Aujourd’hui, les féministes nègres quel que soit leur pays de résidence actuelle, ont une origine africaine et ce retour à notre africanité a été un moment de résistance et un moment de lutte. Dans le mouvement féministe global si grand ouvert qu’il soit nous sommes là, nous représentons une masse, nous représentons une forte, nous représentons un idéal, nous portons une vision commune en tant que femmes, en tant que personne vivant ou en tant que personne originaire d’Afrique. Cela a été un point très fort que j’ai vécu personnellement durant le forum des féministes noir•es. Je disais que je ne me suis jamais sentie autant nègre que durant les deux jours du forum des féministes noir.es.


qu’elle fasse quelque chose pour une personne et qu’on la remercie alors que je n’ai pas besoin de la remercier parce que ce son travail. Je lui ai dit que te remercie parce que tu as pensé à moi, tu t’es montrée solidaire de moi, tu as pensé à mon confort personnel, tu as lu à travers les pagnes que tu as trouvé dans mon lit que j’avais besoin d’une couverture et que toi aussi rien ne t’oblige à me donner une couverture supplémentaire. Mais tu l’as fait et tu m’as regardée et tu t’es reconnue en moi. Moi aussi je t’ai remercié parce que de par ton geste je me suis reconnue en toi et c’est extrêmement important. Et depuis chaque matin quand je quitte je lui laisse un mot et nous communiquons ainsi. Voilà je me suis trouvée une sœur, une amie et de temps en temps quand on se croise dans le couloir elle me pose des questions, je lui parle du Sénégal, de l’Afrique. Elle dit qu’elle espère un jour venir en Afrique sur la terre de ses ancêtres et qu’elle n’y pensait pas avant. C’est du fait de notre présence, de nous avoir vu, même si elle ne participe pas aux travaux de temps en temps elle glane une discussion entre deux femmes noires et elle se dit qu’il y a autre chose à regarder et autre chose à voir. Même ici dans son pays au Brésil, il y a un pas qu’elles doivent faire c’est d’être de plus en plus dans un mouvement de résistance des personnes noires et espère un jour venir en Afrique. Je me suis dit que ne serait-ce que cet aspect si on clôturait le forum aujourd’hui moi j’aurais dit on a réussi car on a réveillé en cette personne ce qu’elle quelque chose de plus profond : c’est sa race, elle est de race noire qui vit dans des conditions d’oppression très atroces. Même en tant que travailleuse vit encore l’exploitation parce que parmi le petit personnel il n’y a pas de personne de race blanche.

MA. Merci c’est super. Il y a une participante du Global Fund For Women qui a dit quelque chose qui m’a absolument marqué, je dirai même deux participantes. Les trois jours que nous avons passé ensemble ou 4 jours avant le forum de AWID, le fait que c’était des corps noirs, les femmes noires, je dirais de corps noirs car il y a des personnes trans qui ne s’identifient pas comme femmes. Nous sommes dans un espace, Amina Mama dit “touriste carcéral” car on nous a amené dans une villa, où on est enfermée, où on voit qui fait le travail, qui fait le ménage.

AFD. Ce sont les femmes noires et des hommes noirs.

MA. Ce sont les femmes noires et des hommes noirs. Donc pour ces personnes qui sont habituées à servir des blancs, de se retrouver pendant deux ou trois jours à avoir toutes sortes de couleurs noires, à avoir aussi cette connaissance ce n’est pas que ce travail que nous faisons. Elles sont venues de partout de travers le monde, il y a certaines dames qui s’occupent de nos chambres qui sont venues dire merci. Vous n’avez aucune idée de ce que c’est que votre présence ici. C’est un accident heureux qui donne l’espoir.

AFD. L’espoir à travers une autre image. Comme je ne supporte pas beaucoup la climatisation et le froid, la première nuit que j’ai passée ici j’ai pris tous mes pagnes que j’ai mis sur moi. Le lendemain en quittant ma chambre, j’ai replié mes pagnes et j’en ai oublié deux dans les draps. Le soir quad je suis rentrée j’ai vu que la femme qui faisait la chambre a ajouté un drap lourd pour moi. Le lendemain, quand je quittais j’ai laissé un mot pour dire merci. Elle est venue me trouver au restaurant le soir et elle m’a embrassé en disant que c’est la première fois depuis qu’elle travaille dans cet hôtel

MA. Je suis allée derrière parce qu’on avait besoin de quelqu’un pour une traduction et je suis allée dans les bureaux. Ce sont des personnes blanches qui sont dans les bureaux.

AFD: Oui, et les personnes de race noire qui font le travail manuel, qui font le nettoyage. Le fait d’avoir réveillé ce sentiment en cette personne je pense que c’est magnifique et c’est un des résultats du forum des féministes noir.es. Je suis sûr qu’il y a d’autres histoires similaires. Même si nous sommes dans un lieu de tourisme carcéral, ça veut dire que même dans les prisons on peut travailler encore à l’émancipation, à la transformation, à la libération. Ce n’est pas le lieu qui détermine le travail que nous sommes capables de faire, mais c’est quelque chose qui est en nous que nous devons vivre à chaque instant de notre vie, de le vivre et de partager avec d’autres et c’est comme ça que les choses pourront changer.

MA. Je trouve absolument qu’on évalue pas l’impact que nous avons eu à passer ces 10 jours avec ces personnes qui sont invisibles pour la majorité, si on ne fait pas attention. Mais à nous voir ensemble comme ça pendant ces 10 jours, l’attention qu’on nous donne, le regard qu’on se lance même si on ne se comprend pas, on laisse un impact que personne ne sait, on laisse un impact très profond et cela m'amène à la question de l’accoutrement. Je sais que toi aussi tu as un acte politique de t’habiller en boubou, en pagne, en tenue sénégalaise. Il y a une jeune francophone qui m’a demandé : “Mariam j’ai remarqué quelque chose mais je suis toujours dans le processus de comprendre.Le jour de notre arrivée les femmes qui nous accueillies sont habillées en tenue d’esclave. Est-ce que ce n’est pas problématique cette tenue? Est ce que ça ne les réduit pas?” Elle a beaucoup de questions, elle veut comprendre, pourquoi les femmes et non les hommes, les coté genrés de la question et pourquoi ce sont les femme qui portent ces vêtements.

AFD. La préservation de la culture africaine c’est un don des femmes africaines. Ces femmes ne sont pas habillées en esclave mais en africaine. Ici au Brésil si on a encore les Canoglés c’est grâce à ces femmes, on a les Akaragués, c’est grâce aux femmes, si on a la cuisine à base d’huile de palme, c’est grâce aux femmes, si on a encore les tresses africaines au Brésil c’est encore grâce aux femmes. Que ça soit dans la vie pratique, sociale ou spirituelle, les femmes noires ont développé plus de stratégie de résistance que les hommes. Les hommes ont été plus facilement assimilés que les femmes. Je pense que c’est quelque chose qui devrait être documenté. Quand nous allons en Europe ou Etats Unis dans les rencontres internationales, les hommes sont généralement en costumes et en pantalon ; les femmes sont en pagne parce que c’est un trait fondamental de notre identité. Le pagne en Afrique a à la fois un rôle pratique et symbolique à tel point que dans certains société africaines surtout au Sénégal pour désigner une femme on dit le pagne. Le pagne est assimilé à la femme. Le fait que les femmes noires brésiliennes aient encore conservé cet habillement qui vient de l’Afrique est un acte héroïque de résistance. Parce que cela fait des siècles et des siècles qu’elles ont été séparées de leur mère Afrique. Si elles ont réussi à conserver jusqu’à présent, ça veut dire qu’il y a eu un travail de génération en génération par des femmes formidables qui ont réussi à préserver cela. Et on doit leur rendre grâce pour cela. De nos quand je vais dans certains africains surtout dans les pays anglophones comme le Kenya ou l’Ouganda, ce qui me désole c’est de ne plus voir ces femmes là en pagne, c’est de les voir toutes en jupe.

MA. La première fois que j’étais au Kenya, je me suis demandé ce qui me dérangeait dans l’habillement avant de me rendre compte que c’était en effet cela.

AFD. Oui. Quand, on les voit, soit elles sont toujours en pagne ou en pantalon. Elles ont oublié de porter le pagne et ont oublié comment porter le pagne. Alors qu’autour du pagne, il y a l’aspect de comment se couvrir, il y a il y a l’aspect culturel, mais il y a aussi cet érotisme autour du pagne. Tu marches, le vent souffle, le pagne s’entre-ouvre un peu, on voit un bout de cuisse, un bout du mollet et rapidement ça se ferme. (Rires)

MA. (Rires) Oui, Le pouvoir

AFD. Je trouve ça magnifique, on montre sans montrer mais on promet un plaisir qu’on ne peut trouver qu’à travers le pagne. (Rires)

MA. Je disais aussi à la personne qui m’interrogeais que nous sommes aussi là et que le nombre d’africaines qui portent des pagnes, et en présence qui sont là, on n’imagine pas l’effet que ça leur fait. Elles ont aussi conservé cette façon de s’habiller, cette élégance quequel que soit sa condition sociale, économique et culturelle on n’a jamais perdu.

AFD. Tout à fait!

MA. Oui, cette célébration de la beauté noire!

AFD. A l’ouverture du forum des féministes noir•es, quand je suis monté sur la tribune et à un moment j’ai eu des vertiges. j’ai eu le vertige de voir tant de femme noires avec différentes tonalités de peau, les unes claires, c’est-à-dire des tonalités qui allaient du clair au noir foncé.

MA. (Rires) Foncé comme moi

AFD. Oui, et il y en a qui sont plus noires que toi. Quand j’ai regardé ça, je ne sais pas c’est dû à quoi mais je sens une odeur différente quand je suis avec une femme noire.

MA. On ne parle pas de cette question d’odeur (Rires)

AFD. Non. Je sais qu’au temps colonial et au temps de l’esclavage, que les blancs ont caractérisé cette odeur négativement, cette odeur qu’ils ne connaissent pas. C’est l’odeur du poivre, de l’épice et j’adore cette odeur des peaux noires. Malheureusement, on nous a appris à détester cette odeur sous les parfums Christian Dior et Calvin Klein. Alors que c’est quelque chose qui fait partie de notre identité. Je peux sentir une sœur africaine, une sœur de couleur noire venir par son odeur si elle ne s’asperge par de parfum pour noyer cette odeur. (Rires)

MA. Parlant de parfum, pour dire comment en Afrique de l’ouest, au Mali, au Sénégal, au Burkina, en Guinée, on utilise l’encens? L’utilisation de l’encens comme une autre senteur d’identité car moi lorsque je suis dans une pièce, c’est à travers l’odeur de l’encens d’une sénégalaise ou une maliènne que je sais qu’il y’a une une sœur ou une tante ou une mère qui passe par là. (Rires)

AFD. (Rires) Tout à fait

MA. J’ai été élevé dans ça.

AFD. Nous avons notre propre monde olfactif qui est différent des autres mondes olfactifs que ça soit en Europe ou aux Etats-Unis. Nous avons nos propres odeurs, d'autres qui nous font rêver et d’autres ne nous font pas rêver et à la limite nous dérangent et nous devons avoir cette fierté de porter notre odeur corporelle qui est une odeur de vie et une odeur magnifique. Mais également, les odeurs que nous tirons de notre propre environnement. Les femmes en Afrique de l’ouest, les odeurs qu’elles portent n’est pas de l’encens qui vient d’ailleurs ce sont les encens qui naissent et croissent dans notre environnement que ça soit du Goowè ou Ndir ou d’autres odeurs. Nous savons qu’elles sont les odeurs qui sont en accord avec notre odeur corporelle et qui sont en harmonie et qui ne sont pas en contradiction avec notre propre odeur mais qui renforcent notre odeur corporelle. ll y a certaines maisons de parfumerie qui ont essayé de capturer, de synthétiser l’odeur de l’encens africain, mais elles ne s’y sont jamais parvenu. Parce qu’au-delà de cette odeur, c’est toute une culture, c’est tout un vécu. Une femme africaine de l’Ouest, quand tu passes à côté de sa maison, tu peux savoir quel moment de l’érotisme est en train de se passer dans cette chambre. Tu sais qu’on se prépare à l’amour, à la communion, au plaisir, et c’est tout un langage et justement les femmes africaines ont ce génie de créer même des modes d’odeur et de donner des noms aux différentes odeurs. Il y a par exemple au Sénégal à un moment donné on a créé un encens qui s’appelle nokhal dedjou qui veut dire “tu t’assoies et tu ne pars pas”. Ça veut dire que quand ton partenaire ou ta partenaire est prêt•e à partir, tu mets un peu de cet encens, même si la personne avait porté sa chaussure, elle va enlever sa chaussure parce c’est une odeur pleine de promesses et de belles promesses. Même au-delà de l’encens il y a plusieurs éléments dans notre environnement en tant que femme noire que nous utilisons pour l’érotisme, pour le plaisir pour notre partenaire. J’ai été surprise quand j’ai été aux Etats Unis, la femme de mon fils qui est une africaine américaine, lorsque je la vois avec certains comportements je me pose la question que peut être elle a une fois vécu en Afrique. Quand mon fils se prépare pour aller chez ses copains, ou quelque part d’autre, elle a une manière de le regarder. Deux minutes après, mon fils trouve toujours une excuse pour laisser ses copains partir et rester sur place. Je ne dis rien, je regarde la scène, je regarde sa façon de faire qui est une façon africaine de chez nous dont peut être elle a hérité de générations en générations parce que ce sont des attitudes, des actes, des comportements, des regards qui ne s’oublient pas, qu’on apprend, qu’on n’apprend pas à l’école et qu’aucune femme blanche qui a vécu en 50 ans Afrique ne pourrait jamais imiter. Elle pourrait tenter de le faire mais pas comme le font les femmes de race noire. Et ça c’est notre héritage, c’est notre patrimoine et c’est quelque chose que nous avons hérité de nos ancêtres et que nous transmettons à nos enfants et c’est une partie de notre richesse en tant que femmes noires.

MA. Merci et ça clot cette section de l’interview et nous allons parler de l’activisme féministe. Qu’est ce qui nous réunit quand on se réunit en tant qu’activiste féministe? Tu disais la dernière fois qu’il faut changer de conversation et qu’il faut d’autres sujets de conversation en tant que féministes. Qu’est-ce que tu entends par là, et quels sujets on n’aborde pas ? comment on peut commencer à créer un espace pour avoir ce genre de dialogue et questionner nous-mêmes des conversations quand on se réunit dans les espaces comme ce forum de AWID?

AFD. Je pense qu’en tant que féministe africaine ou en tant que féministe de race noire, nous devons requestionner la sexualité. Parce que quelque part, les féministes africaines sont prises en otage. Ça veut dire que la structure de réflexion, la structure de pensées féministes est rimée et arrimée à la dynamique occidentale ou à la dynamique de pensées disons blanches. Nous devons avoir d’autres conversations parce qu’aujourd’hui il y a des fondamentalismes également qui nous guettent. Le fondamentalisme religieux musulman constitue un danger et il faut faire face à ce fondamentaliste surtout en Afrique en nous appuyant sur les expériences que nous avons. Aujourd’hui le concept de la fidélité me pose problème. Il faudrait avoir une discussion sur ça parce que dans ma société, au sud de mon pays en tant que sénégalaise même si dans la vie de tous les jours la fidélité est une exigence, mais il y a une fenêtre qui est ouverte sur la diversité sexuelle. On va dans la forêt, on construit des cases, et pendant un mois les personnes hommes ou femmes sont là-bas sans aucune restriction en ce qui concerne la sexualité. Le seul interdit est l’inceste. Comme ce sont les personne qui ont presque la même génération et on est presque sûr que le risque est moins qu’il n’y a pas de frères et sœurs. Et comme ce sont les personnes d’une même génération qui se retrouvent, et les frères et soeurs ne sont en général pas de la même génération, le risque est limité qu’il y’ait des actes incestueux. Et durant ce moment, c’est  c’est la liberté sexuelle totale. Il faut qu’on ait ces discussions dans nos espaces de féministes noir.es. Qu’est ce qui se passait dans nos sociétés traditionnelles? C’est autrement plus progressiste et même plus que les modèles de libération que nous sommes en train d’articuler dans ces forums. Puisons dans nos racines! Il y a tellement de diversité dans ce qui se passe dans les sociétés africaines. Et si nous ne faisons pas état de ces diversités, si nous ne faisons pas état de ces expériences, si nous ne vulgarisons pas ces expériences, ce qui risque de nous arriver c’est qu’elles vont disparaître sous couvert de ces fondamentalistes religieux. Ce que nous recherchons ailleurs et qui existe dans nos sociétés, il faut que nous ayons des discussions et des conversations autour de ça.

MA. Dans ce cas la conversation doit commencer bien avant, et tout à l'heure on discutait et je disais qu’on utilise nos corps comme outils politiques mais on ne s’est pas engagé•e dans cette conversation sur nos corps comme zone de beauté et plaisir et c’est très paradoxal pour moi dans un milieu féministe et chaque fois qu’on fait référence à nos corps c’est comme source de résistance.

AFD. Notre corps c’est notre lieu de plaisir. Il y a un proverbe de chez nous qui dit que mon nez n’est pas rattaché à toi et mon nez est rattaché à moi. Donc tout ce que je sens passe par mon nez, ne peut pas passer par ton nez. Quand on parle du corps politique, le plaisir est également politique parce que le plaisir est aussi un lieu d’oppression des femmes. Quand on pense aux mutilations génitales des femmes, on en parle sous couvert du droit à l’intégrité physique mais il faut en parler aussi du point de vue du droit à l’intégrité du plaisir sexuel. Généralement même dans la façon dont on parle de la sexualité dans le milieu féministe, on en parle de façon médicale. C’est comme si nous-mêmes nous imposons des tabous de parler du plaisir qu’on a à se faire lécher, du plaisir qu’on a se faire embrasser les seins, du plaisir qu’on a à se faire embrasser les lèvres. On parle du plaisir de façon médicale et de façon chirurgicale, de façon tellement détachée que ça perd son humaniste. J’ai beaucoup aimé une affiche qui dit : “vous aimez les plaisir, est-ce que vous êtes sûr de ce que vous dites, si vous êtes sûre rejoignez-nous!” Dans nos langues africaines, quand on parle de sexualité, on en parle de façon brute, de façon crue, de façon vrai sans se cacher derrière les mots. Au Sénégal en cas de mariage on parle de la sexualité, on parle de l’amour. Il y a un chant de chez nous, on dit aux filles si tu as tout le temps utilisé un rideau, maintenant il faut enlever le rideau de ton sexe. Cela veut dire si tu as tout le temps mis des slips pour te cacher le sexe et maintenant il faut montrer le sexe. Quand on le dit, toutes les femmes soulèvent leur pagne et on montre le sexe. (Rires).

Et justement, jusqu’à présent dans le mouvement féministe les gens vivent une sorte de fondamentalisme sexuel, une sorte de fondamentalisme religieux autour du sexe. Par exemple si je rencontre quelqu’un et que je salue et que je lui tape les fesses comment elle va se sentir?

MA. C’est une conversation absolument qu’il faut avoir car on ne s’est pas encore libéré•es et on n’a pas vraiment réclamé cette sexualité qui nous appartient parce que la femme n’est pas supposée avoir une sexualité. Du coup, dans notre activisme on ne touche même pas à ceci, on a tellement intégré qu’on ne se permet même de questionner pas ceci.

AFD. Je pense qu’au niveau des féministes noires nous devons rompre avec cette conception du corps qui vient de l’Europe, qui vient des Etats-Unis. Cette conception du corps qu’on ne doit pas toucher. Même quand les gens sont ensemble, on observe une certaine distance ; de temps en temps on se fait la bise et c’est juste quelques secondes et on se retire. On se sent agresser quand une autre femme te touche les seins, on se sent agresser quand une autre femme te touche les fesses. Moi si je suis au Sénégal, avec les femmes sénégalaises dans les villages, on se touche les fesses ou les seins sans que cela ne prenne une connotation sexuelle, sans que cela ne soit une transgression, sans que cela ne soit ressentie comme étant une violence. Je pense que cette discussion autour du sexe, autour de la sexualité, autour de l’érotisme, autour du plaisir nous devons mener en notre sein et en avoir une autre conception, en avoir un autre regard et favoriser d’autres comportement qui soient plus ouverts.

MA. Pour terminer - comme il commence à pleuvoir - Je vais parler brièvement d’un sujet et je sais que ce sujet te passionne. Je n’aime pas le mot capitalisme, je préfère le mot fondamentalisme économique parce que la façon dont cette violence économique se répercute sur nos vies en tant que femmes et en tant que noires, je trouve que le capitalisme ne couvre pas la variété, le degré de cette violence.

AFD: Je l’ai dit : Il nous faut repenser l’ensemble des concepts. Le capitalisme est un mot qu’on a hérité mais quels sont nos propres mots en tant qu’africain•e noir•e pour nommer cette réalité. Effectivement, le capitalisme dans l’itinéraire historique de l’Europe et des Etats Unis, cela signifie l’exploitation d’une catégorie de personnes par une autre catégorie de personnes. C’est une exploitation économique. Pour nous c’est articulé à une autre exploitation liée à la couleur de notre peau, une autre forme d’exploitation liée à nos lieux de vie parce que nous sommes pour l’essentiel issu•es des pays du sud qui ont été colonisés qui vivent actuellement sous une forme néocoloniale. Quels sont nos mots pour adresser cette réalité ? Et ça aussi c’est une des conversations que nous devrons avoir. Nous devrons renommer le mot à partir de nos expériences, à partir de nos propres réalités, à partir de l’articulation des différentes formes d’oppression que nous vivons, à partir de différentes formes de luttes que nous avons développées. C’est une nécessité. Si nous voulons occuper la place qui doit être la nôtre dans le mouvement féministe global, il nous faut recréer le monde, il nous faut recréer avec nos propres mots, renommer le monde à partir de notre expérience, de notre propre vision et de nos propres feeling sinon nous serons encore en situation de répéter des concepts qui nous viennent d’ailleurs et d’utiliser des mots qui nous viennent d’ailleurs. Alors que ces mots n’arrivent pas à couvrir la totalité de nos expériences et la totalité de nos vies. Cela veut dire que nous avons beaucoup de travail à faire. Je salue l’organisation de ce forum des féministes noir•es, qui est une première, une étape historique. Mais, nous devons continuer à écrire l’Histoire. Sans cela nous serons toujours des consommatrices de l’Histoire, des objets de l’Histoire et non des sujets de l’Histoire. Alors que le futur nous appartient, le future est nègre, le futur est en Afrique parce que le futur est humain.

MA. Merci

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